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qu’il ambitionnait, c’était celle qu’il s’accordait quelquefois et assez difficilement à lui-même. Il se faisait son spectateur et son juge. Dès lors, que lui importait le succès, la vogue, le prix que mettaient les amateurs ou les marchands à ses œuvres? Leurs éloges non plus que leurs largesses ne pouvaient satisfaire son ambition : elle était, pour s’en contenter, à la fois trop pure et trop dédaigneuse.

Qu’on ne s’y trompe pas d’ailleurs, ce sentiment qu’exprimait si naïvement Corot est celui de tous les grands artistes, au moins de tous les artistes sincères. Le dédain de la foule semble être le commencement du talent, comme la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. Quel peintre ou quel sculpteur véritablement original ou puissant a jamais sacrifié à la mode, au goût du jour, au public? Aucun : pas plus Ingres que Delacroix, pas plus Rousseau que Millet. Tous, plutôt que de céder, ont bravé les injustices des jurys, ou les épigrammes de la critique, ou même le rire des spectateurs; car, ne l’oublions pas, on a ri devant le Saint Symphorien tout autant que devant les Femmes d’Alger! Tous, Rousseau comme Millet, Delacroix comme Ingres, ont continué leur œuvre, poursuivi leur route sans s’inquiéter du bruit qui se faisait autour d’eux. C’est qu’ils se sentaient, par quelque côté, supérieurs au public, c’est qu’ils savaient triompher un jour de ses erreurs et de ses préjugés; c’est qu’ils comptaient sur l’avenir pour les venger du présent; c’est enfin qu’ils travaillaient avec la certitude de la foi.

La race de ces grands artistes n’est pas éteinte. Il en reste encore, pour la gloire de notre école et l’honneur de notre temps. Peut-être ne sont-ils pas tous de la taille de ceux que nous venons de nommer; mais qu’importe, s’ils ont le même désintéressement, la même religion du beau ou du vrai, la même ardeur à poursuivre l’idéal? Qu’importe, s’ils peuvent répondre, comme le plus évangélique des saints de la légende catholique, à qui Dieu demandait un jour : « Quelle récompense attends-tu de ton amour pour moi? — Rien que de vous avoir aimé, Seigneur! » ou s’ils peuvent dire encore, avec le plus illustre de nos philosophes contemporains, interrogé sur le prix qu’il attendait de sa recherche incessante de la vérité : « Rien que de l’avoir cherchée. »

Cela dit, nous convenons qu’il existe d’autres artistes fort honorables, fort habiles quelquefois, mais dont les ambitions sont moins hautes et qui mêlent à l’art un peu de commerce. Il ne faut pas le leur reprocher : ce sont gens positifs, qui sont bien de leur époque, et qui, pour cela même, sont peut-être plus aptes à la représenter fidèlement. S’ils n’ont pas toujours un idéal à eux, ils cherchent, du moins, à atteindre celui du public, et si cet idéal n’est pas toujours le plus élevé et le plus fier, est-ce bien à eux qu’il convient de s’en prendre? Ils s’efforcent de suivre la mode et de plaire quand