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L’EXPOSITION NATIONALE
DE 1883

Un des plus grands maîtres de l’école française, longtemps méconnu et arrivé à cet âge où les convictions de l’artiste sont d’autant plus profondes que les illusions de l’homme ont disparu, Corot, vit, un matin, entrer dans son atelier Jules Dupré, le plus éminent de ses rivaux et le meilleur de ses amis. « Quoi de nouveau? » demanda ce dernier avec l’insouciance de quelqu’un qui, à l’avance, est assuré que rien de nouveau n’a pu se produire. « Une chose étonnante, répondit Corot, et que je te donnerais en cent à deviner... J’ai vendu un tableau!.. » Jules Dupré fit un haut-le-corps, et la stupéfaction la plus profonde se peignit sur tous ses traits : « Tu as vendu un tableau! » répéta-t-il; » puis, prenant les mains de Corot d’un mouvement d’amitié joyeux et sincère : « Enfin, dit-il, on commence à te rendre justice, on commence à te comprendre. Tu dois être heureux! » Corot répondit par une petite moue mélancolique: « Hélas! mon ami, un tableau de moins, cela va déparer ma collection ! »

En disant cela, Corot ne s’amusait pas à faire un mot d’esprit. Il était sincère. C’est avec chagrin qu’il voyait partir de son atelier ou plutôt de son musée intime, une des œuvres de sa jeunesse, Corot, comme tous les grands artistes, comme tous ceux qui ont été (qu’on nous passe l’expression) au-delà du talent, ne travaillait ni pour l’argent, ni pour la critique, ni pour le public, et, nous irons plus loin encore, ni pour la réputation et le bruit ; il travaillait pour lui-même. Ce qu’il cherchait, ce n’était point à plaire, c’était à exprimer sur la toile le sentiment profond et doux qu’éveillait en lui la vue de la nature. Il obéissait à son génie de peintre, comme un honnête homme à sa conscience ; et la seule approbation