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Pour la faire avancer; il faut une puissance d’intelligence intuitive amassée par plusieurs générations ; il faut cette « vue intérieure « dont parle Carlyle, insight, qui pressent le vrai ou le beau avant d’en avoir la parfaite connaissance. Entendu de cette manière, l’instinct du génie n’est plus que la raison en son principe le plus profond et se retrouve à la source de la science même. Ce n’est donc pas le progrès de la raison et de l’intelligence, en sa plus haute fécondité, qui peut le faire disparaître.

En fait, le XIXe siècle est le siècle savant par excellence ; cependant ni La Place, ni Darwin, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Helmholtz n’ont entravé le développement de Byron, de Lamartine, de Victor Hugo ou de Musset. M. Taine, partisan trop exclusif, de la théorie des milieux, a consacré presque tout son livre de la Philosophie de l’art à analyser les conditions dans lesquelles l’œuvre des Raphaël et des Rubens a pu se produire; mais la plus essentielle de-ces conditions, après tout, c’était le génie, et le génie peut se retrouver dans les temps et les lieux les plus divers. Pourquoi la Hollande, ce pays assez grossier, où le corps trop nourri disparaît sous de lourds vêtemens, où tous les goûts semblent si peu esthétiques, et qui est à l’antipode de la Grèce ou même de l’Italie, pourquoi la Hollande a-t-elle été si féconde en grands peintres? pourquoi, dans l’ancien duché de Bourgogne, est-ce la Flandre seule qui prit le goût de la peinture, alors que la prospérité commerciale, les fêtes et les pompes étaient les mêmes dans une bonne partie du duché? Pourquoi l’Espagne, cette nation à la tête étroite et dure, a-t-elle aussi ses grands peintres, et parmi eux un Murillo, —- un mystique, à qui les nudités semblent avoir fait peur? — Tous ces problèmes sont insolubles si on ne fait pas la part du génie, qui « souffle où il veut » et peut-être un jour soufflera de nouveau sur nous. M. Taine explique fort bien comment, le génie une fois donné, la peinture Italienne ou flamande a été ce qu’elle a été; mais il ne nous dit pas et ne peut nous dire pourquoi elle a été : ce n’est plus là une question de milieux, mais d’innéité, de penchans héréditaires, créés et développés par une série de causes trop complexes pour être analysées scientifiquement. Ces causes inconnues qui ont agi à un moment donné sur un peuple, puis, plus spécialement sur des individus privilégiés, rien ne peut nous faire prévoir qu’elles cesseront d’agir sur un autre peuple, à d’autres époques, et qu’on ne verra p’us, par exemple, de Rubens ni de Vélasquez. De plus, quand les génies naissent, ils sont spécialisés d’avance : ils obéissent à une loi intime qui détermine leur direction:; aurait-on pu empêcher un Mozart, un Haydn, un Rossini. même, d’entendre, dès l’âge de dix ou douze ans, ses voix intérieures, de chanter comme l’oiseau et de composer d’instinct