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des images nouvelles et expressives que le poète, avec les mots les plus simples, sait évoquer devant l’esprit de son lecteur.

En somme, l’histoire nous montre bien que l’art varie et que ses variations correspondent à celles des mœurs, de l’état social, des langues ; mais elle est loin de prouver que ces variations impliquent nécessairement une décadence actuelle ou future. Quel est le signe caractéristique du progrès pour un être sentant ? C’est de pouvoir, lorsqu’il est arrivé à un état supérieur, éprouver des sensations et des émotions nouvelles, sans cesser d’être encore accessible à ce que contenaient de grand ou de beau ses précédentes émotions. Or, c’est ce qui arrive à l’homme moderne pour les émotions de l’art. Tout en goûtant l’art propre à notre époque et à notre milieu, nous restons capables d’admirer les idées et les œuvres d’un autre âge. Nous pouvons avoir des préférences pour Alfred de Musset ou pour Victor Hugo, pour Beethoven, Chopin ou Berlioz; nous sommes peut-être plus attirés par eux, ils nous racontent « notre propre rêve, » comme disaient les anciens ; n’importe : nous pouvons comprendre aussi Racine, même Boileau, nous admirons Haydn ; il est douteux que Boileau et Haydn eussent compris Victor Hugo et Berlioz. Notre sensibilité esthétique ne s’émousse donc point nécessairement par certains côtés en s’affinant par d’autres : elle devient seulement plus complexe. Cela tient à ce que notre intelligence même s’élargit : « Comme poète, disait Goethe, je suis polythéiste ; comme naturaliste, je suis panthéiste ; comme être moral, déiste ; et j’ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes. » Progrès, ici, n’est pas destruction. Chaque art, dans un milieu nouveau, ne peut plus revivre comme il a vécu, mais il ne meurt pas pour cela. Les grandes œuvres d’art s’élèvent les unes à côté des autres, comme de hautes cimes, sans jamais pouvoir écraser et recouvrir celles qui se sont dressées les premières.


II.

Des conditions extérieures de l’art passons à ses conditions intellectuelles et morales ; ce sont les plus importantes. Il s’agit de savoir si l’esprit scientifique, qui pénètre peu à peu l’humanité et façonne les cerveaux de génération en génération, ne détruira pas à la longue ces trois facultés essentielles de l’artiste : imagination, instinct créateur et sentiment. C’est à la psychologie qu’il faut demander cette fois la solution du problème.

D’abord, selon certains savans et philosophes, le développement de l’esprit scientifique arrêtera celui de l’imagination poétique. Le règne de la science, succédant à celui des légendes et des religions, engendrerait, à en croire M. de Hartmann, le règne de la « platitude. »