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comme l’affirme M. Renan, comme semble le craindre M. Taine regrettant les superbes et tranquilles Vénus, « fortes comme des chevaux? » Nous ne le croyons pas. Pour parler d’abord de la beauté, il y avait sans doute quelque chose d’admirable dans la pureté immobile des formes, dans la proportion, dans le parfait rapport des organes aux fonctions qui constitue la beauté plastique et « l’efflorescence de la chair ; » peut-être cependant la beauté suprême et vraiment pottique est-elle surtout dans l’expression et le mouvement. Pour un moderne, ce qu’il y a de plus beau dans l’homme, c’est encore le visage. Or le visage, par le développement du système nerveux, de l’intelligence et de la moralité, tend à devenir plus expressif[1]. En vertu de la dépendance mutuelle des organes, l’homme des siècles à venir, s’il continue de développer son système nerveux dans une mesure compatible avec sa santé générale, devra porter dans sa physionomie même le reflet toujours plus visible de l’intelligence, « et, dans le fond des yeux, l’infini des pensées. » Le corps fùt-il moins fort et moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géans charnus de Rubens, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque ; moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’intellectualiser pour ainsi dire; il en est de même de l’art. Si c’est surtout par l’expression que peuvent vivre l’art moderne et la poésie, si la tête et la pensée prennent déjà dans les œuvres de notre époque une importance croissante; si le mouvement, signe visible de la pensée, finit par y animer tout, comme chez les Michel-Ange, les Puget et les Rude, l’art, pour s’être transformé, sera-t-il détruit? On pourrait dire, en empruntant

  1. Rappelons brièvement quels sont, selon l’esthétique comme selon la physiologie, les signes les plus caractéristiques de la laideur du visage. Ce sont : 1° la proéminence de la mâchoire, produite dans une race par l’usage exagéré de cet organe; 2° la saillie des pommettes, qui s’explique par le développement des muscles de la mâchoire; 3° l’épatement et le retroussement du nez ou l’écartement des ailes, qui font ressembler le nez humain à un museau d’animal; 4° l’écartement des yeux; 5° la largeur de la bouche et l’épaisseur des lèvres. Or, tous ces signes physiologiques de la laideur semblent nécessairement liés à une infériorité intellectuelle et morale de la race ; nous les voyons le plus marqués chez les sauvages; ils disparaissent quand la barbarie laisse place à la civilisation; ils ne semblent plus, dans les individus isolés chez qui, brusquement, ils se retrouvent en plein, que des signes « d’atavisme ; » il est donc permis d’espérer qu’ils s’évanouiront peu à peu dans les races supérieures sous l’influence du progrès intellectuel. Il y a en définitive une correspondance étroite entre les traits du visage et le cerveau, et cette correspondance devient manifeste quand on considère les masses ou ce que la statistique appelle les grands nombres.