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flot fait irruption dans les marais avec un fracas épouvantable. » Le mascaret se comporte-t-il autrement à Caudebec? J’incline à croire que le phénomène ne se représentait pas avec cette violence dans toutes les marées de pleine ou de nouvelle lune.

N’y avait-il pas de quoi décourager les marins les plus entreprenans? Faire une traversée de plus de 1,600 milles sur une mer orageuse, sous des cieux inconnus, hors de vue de toute terre pendant trente ou quarante jours et avoir tant de chances de faire naufrage au port! Le triple airain n’y suffisait pas; il fallait pour s’exposer de gaîté de cœur à tant de risques avoir la soif du gain portée à un excès que nos sociétés modernes ne connaissent peut-être pas. Les marchandises que l’on rapportait en Égypte se revendaient, nous apprend Pline, au centuple. C’était juste, et l’on comprend que le marchand, malgré tous ses profits, ait quelquefois comparé avec une envie secrète son sort à celui du soldat : « Pour le soldat, se disait-il, la mort ou la victoire est l’affaire d’un instant; pour nous, la lutte et la responsabilité sont de tous les jours. » J’ai connu beaucoup de soldats (et des plus intrépides) qui jugeaient ainsi de notre existence; ils nous accordaient même d’acquérir à ce rude métier des qualités très propres au commandement.

Dans l’intérieur du pays de Barygaza, on compte plusieurs peuplades distinctes : des Âratriens, des Arachosiens et des Gandaréens. Au-delà se trouve la Peucélaotide, dans laquelle Alexandre fonda Bucéphalie ; plus loin encore habite la nation belliqueuse des Bactriens constitués en royaume. C’est de la Bactriane que partit Alexandre « quand il pénétra jusqu’au Gange, » laissant de côté Lymirice et la partie méridionale de l’Inde. Des drachmes antiques sont encore aujourd’hui en circulation à Barygaza: ces drachmes portent gravés en lettres grecques les noms d’Apollodote et de Ménandre.

Si ces renseignemens ne nous étaient donnés par un marin illettré, il faudrait ajouter un chapitre à Quinte Curce. Il est fort probable que l’auteur du Périple avait étudié l’histoire un peu à la légère : Alexandre et les Séleucides se seront mêlés dans sa cervelle et je ne le citerai pas comme une autorité. Nous autres marins, nous quittons rarement le littoral; ce que nous racontons des pays où le flot nous jette n’a vraiment de valeur que pour la zone circonscrite où nous pouvons invoquer le témoignage de nos yeux. L’auteur du Périple nous transmet ce que ses cliens du bord de mer lui ont raconté; il n’est pas étonnant qu’à beaucoup de vérités il ait joint involontairement quelques fables.

« Dans la partie orientale de la province de Barygaza, dit-il, on trouve la ville d’Ozène, qui fut jadis résidence royale. » Faut-il, avec Müller, reconnaître dans Ozène la ville moderne d’Ougein, où,