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l’on ne pouvait arriver jusqu’à ces contrées si longtemps ignorées? N’y avait-il pas dans l’aventure de l’affranchi de Plocamus matière à réflexion pour des esprits attentifs? Cet affranchi avait rencontré, pendant la traversée de la Mer-Rouge à Ceylan, un vent invariable dans sa direction. Était-il revenu par le même chemin? La chose est douteuse, car, s’il en eût été ainsi, le régime des moussons n’aurait plus eu de secret. Il est probable que les Indiens ramenèrent l’étranger jeté sur leurs rivages par la route de Néarque et que quelque vaisseau alexandrin le recueillit dans un des ports de la Perside ou de l’Arabie. Il était néanmoins évident que le Romain ne serait jamais revenu de Ceylan si le souffle qui l’y avait, avec une remarquable constance, emporté, ne se fût, dans une autre saison, complètement apaisé ou n’eût même pris une direction contraire. Les anciens savaient louvoyer et tenir le plus près; ils savaient orienter leurs voiles, amurer à bloc « en cassant le devant, » eût-on dit à bord de nos anciennes galères ; « prolatis pedibus, » écrit Pline l’Ancien. Souvent il arrivait que, pendant la nuit, des navires se heurtaient, venant de deux points opposés de l’horizon, l’un faisant route, par exemple, au sud-ouest et l’autre au nord-est avec des vents d’est-sud-est ou d’ouest-nord-ouest; mais, si habile louvoyeur qu’on puisse être, on ne remonte pas contre lia mousson, de Bombay à l’entrée de la Mer-Rouge : de fins voiliers en ont fait l’essai et ils y ont renoncé. L’affranchi de Plocamus, entraîné jusqu’à l’Inde par le Favonius, en était donc revenu avec le Vulturne. De ce raisonnement à une tentative fondée sur la conviction qu’en choisissant bien son moment, ou pouvait compter pour la double traversée de l’Océan indien sur un vent constamment favorable, il y avait encore un abîme : l’abîme que comble un génie résolu. Ces génies-là sont rares. J’admire beaucoup Barthélemy Diaz et Vasco de Gama, j’admire Christophe Colomb, j’admire Magellan, Schouten et Jacques Lemaire, mais, dans mon enthousiasme, je n’aurai garde d’oublier Hippalus. Ce marchand d’Alexandrie, stimulé par tous les bruits venus jusqu’à lui, conçut un jour le dessein de s’élancer d’un des promontoires de la Mer-Érythrée en haute mer, de s’abandonner au souffle de la mousson et d’affronter volontairement l’épreuve d’où l’affranchi d’Annius Plocamus n’était sorti sain et sauf que par un hasard qui ne se présente guère deux fois dans la vie. Pour le retour, il aviserait, prendrait conseil des circonstances et, à la rigueur, pourrait toujours avoir recours à la route de Néarque. Un si hardi marin n’en était probablement pas à son premier voyage de l’Inde. L’entreprise s’accomplit et eut la plus heureuse issue. La mousson de nord-est ramena en Égypte le vaisseau que la mousson de sud-ouest avait conduit vent en poupe à la côte de Lymirice et peut-être même jusqu’à la Taprobane.