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guérie de son affection. La petite société se retrouva groupée autour d’elle pendant l’hiver. Les lettres de Joubert nous manquent pendant toute l’année 1802; mais de nouveaux amis nous renseignent, et d’abord Chênedollé. Rentré de Suisse en 1799, après avoir rompu avec Rivarol, il avait visité Coppet et pu comparer entre elles les deux plus brillantes conversations du siècle; il s’était lié un instant avec Adrien de Lézay pendant qu’il composait sa constitution helvétique; enfin, fixé à Paris, grâce encore à l’appui de Mme de Staël, qui le fit rayer de la liste des émigrés par l’intermédiaire de Talleyrand, il avait été présenté à son compatriote Chateaubriand et avait subi, comme tant d’autres, sa fascination. Pendant deux ans, il le vit tous les jours, et voulut s’unir à lui par des liens plus étroits en épousant Lucile. Un autre aimable et honnête esprit, plus apprêté peut-être, mais droit et sûr, avait mérité d’être introduit dans le cénacle : c’était Guéneau de Mussy. Tout ce monde distingué, ayant le même goût pour les lettres, dédaigneux des vulgarités, aimant les hauteurs, simple et ne ressemblant à personne, s’était attribué des surnoms dans l’intimité. Chateaubriand était l’illustre Corbeau, Chênedollé le Corbeau de Vire, Guéneau le petit Corbeau, Fontanes le Sanglier d’Érymanthe, Mme de Staël le Léviathan, Mme Vintimille Mauvais-Cœur, et enfin, la charmeresse entre toutes, Mme de Beaumont, était surnommée l’Hirondelle.

Ce fut le Génie du christianisme qui occupa les premiers mois de 1802. Chateaubriand avait communiqué les premières feuilles à Lucien Bonaparte, et dans sa préface, il faisait directement appel au premier consul: « Tout homme, dût-il perdre sa réputation d’écrivain, est obligé en conscience de joindre sa force, toute petite qu’elle est, à celle de cet homme puissant qui nous a retirés de l’abîme. » Et après avoir cité les paroles de l’Écriture à Cyrus : « Allez, montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rebâtissez le temple de Jéhovah! » Chateaubriand ajoute ces paroles : «A cet ordre du libérateur, tous les Juifs, et jusqu’au moindre d’entre eux, doivent rassembler les matériaux pour hâter la reconstruction de l’édifice. Obscur Israélite, j’apporte aujourd’hui mon grain de sable. »

Le livre parut au moment désiré. Fontanes, depuis longtemps, l’avait sonné dans le Mercure. Il avait particulièrement insisté sur la nouveauté de l’épisode de René et sur l’élévation plus continue du style. Quand le Génie du christianisme fut enfin publié, il le salua par deux articles larges, vigoureux, dignes du sujet. Le premier débute ainsi : « Cet ouvrage, longtemps attendu et commencé dans des jours d’oppression et de douleur, paraît quand tous les maux se réparent et quand les persécutions finissent. » Voici la conclusion