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suis rassurée en me rappelant l’impression que ces vers m’avaient faite et me font encore. Est-ce une preuve de ne pas aimer, que de n’aimer que ce qui est excellent? » Elle songeait aussitôt à André Chénier, dont elle avait conservé les plus admirables fragmens. Son oreille avait été façonnée par leur mélodie, sa mémoire était encore tout ensoleillée par leur lumière. Elle fit partager à Chateaubriand son antipathie pour les poèmes didactiques et froids des Berchoux et des Esménard, et son enthousiasme pour les amoureuses idylles antiques dont quelques extraits prirent place dans les notes du Génie du christianisme.

Il ne faudrait pas croire que ce ne fussent qu’allées et venues à Savigny ; les visiteurs n’étaient pas assez nombreux pour en troubler le calme. Une ou deux absences dans les manoirs du voisinage qui commençaient à se rouvrir, au Marais, appartenant à Mme de La Briche, belle-mère du comte Molé, n’empêchaient pas Chateaubriand d’être tout à son œuvre. Il avait la merveilleuse faculté de pouvoir travailler dix ou douze heures de suite; Mme de Beaumont veillait pour lui éviter tout ennui. C’est à peine si elle allait à Paris fin août savoir des nouvelles du fils de Joubert, qui avait eu un peu de fièvre, visiter l’exposition de peinture, chercher quelques livres, particulièrement les Salons de Diderot, pour lesquels elle reprit ses anciennes admirations, acheter les nouveautés et surtout recevoir de Joubert, à la veille de son départ pour Villeneuve, ses bons et gros baisers qui en valaient bien la peine par l’invariable affection dont ils étaient le naïf et respectueux témoignage.

Elle revenait vite se remettre sous le joug désiré, après avoir définitivement réussi à calmer Mme de Staël et à justifier Chateaubriand dans cette interminable querelle des lettres du Mercure. « Laissons maintenant, écrivait-elle, les tracasseries de ce monde qu’il ne faudrait voir qu’en perspective, seulement du rivage et comme les tempêtes, pour s’applaudir d’être à l’abri.» Ils restèrent à Savigny jusqu’en décembre. La lassitude ne venait pas. « Nous menions une vie si douce que nous formions le projet enchanteur de la continuer. » Le Génie du christianisme s’achevait; mais il fallait consulter les documens. La nomenclature des ouvrages que Chateaubriand voulait dévorer était longue. C’étaient l’Histoire ecclésiastique de Fleury, l’Histoire du Paraguay, par le père Charlevoix, l’Histoire de la Nouvelle-France, les Lettres édifiantes, les Missions du Levant, l’Histoire des moines, Montfaucon, d’Héricourt, etc. C’est à Joubert que Mme de Beaumont s’adresse ; il fournit tous les renseignemens, indique les noms des libraires, le prix des volumes ; il envoie même son frère Armand aux deux solitaires pour leur donner des éclaircissemens plus positifs ; mais ces in-folio