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ordinaires de l’espèce humaine. C’était Mme de Beaumont qui avait invité à Savigny cette pauvre effarouchée de la vie, mourant de ce mal dont René guérissait en écrivant. Toutes les deux s’occupaient uniquement et sans jalousie de ce grand ennuyé, qui avait la prétention de donner dans un jour plus que d’autres dans de longues années.

Joubert l’avait tout à fait conquis par le sentiment large et franc de son talent. En envoyant, le 1er août, à Savigny une traduction italienne d’Atala, il recommandait à Mme de Beaumont de veiller à ce que Chateaubriand fût comme écrivain plus original que jamais et à ce qu’il se montrât constamment ce que Dieu l’avait fait : « L’accent personnel plaît toujours ; il n’y a que l’accent d’imitation qui déplaise. » Il joignait à l’appui de ses recommandations un feuilleton de Geoffroy dans le Journal des Débats sur l’annonce du Génie du christianisme, feuilleton qui contenait des réserves. Les rudesses de la critique plongeaient par-ci, par-là. Chateaubriand dans un véritable état d’abattement. Pour faire accepter Geoffroy et ses ruades, Joubert envoyait quelques lignes remarquables du traité sur le Divorce, où Bonald en passant rendait justice à son ami. Il fallait toutes ces précautions pour le relever et ne pas affaiblir sa verve. Bonald gagna dès ce jour ses droits d’entrée dans le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg.

Chateaubriand avait en ce moment dans l’imagination de Joubert un redoutable rival. Ce n’était rien moins que Kant. Deux des lettres adressées à Savigny ne parlent que de l’auteur de la Raison pure. Joubert était alors à Paris, la tête pleine d’un article que Fontanes préparait, et le préparant lui-même pour mieux exercer ses critiques. L’un des premiers, il juge avec justesse « ce terrible Kant qui doit changer le monde, ce Kant qui tourne tant de têtes, qui occupait tant la mienne et qui a fait rêver la vôtre, » celle de Mme de Beaumont. Oui, Mme de Beaumont n’était pas indifférente, même à Kant; elle ne l’était pas, parce que Joubert s’était attaché avec la passion qu’il mettait en toutes choses à comprendre celui qu’il surnommait un Mont-Athos taillé en philosophe. Comme dans sa réponse, elle apprécie finement Fontanes : « Trop tourbillon pour lire Kant, et, au contraire, de plus en plus disposé à prendre les hautes fonctions pour lesquelles il est fait! » Il n’y eut jamais, du reste, de sérieuses sympathies entre lui et Mme de Beaumont. Elle disait à Joubert : «Votre ami Fontanes, votre poète, » elle ne disait pas : « Notre ami. » Quand il vint à Savigny et que le Sauvage lui eut arraché des vers et ses vers les plus beaux, elle eut avec lui une aimable querelle. Il prétendait qu’aucune femme n’aimait la poésie ; elle fut un moment effrayée de cette condamnation ; « mais je me