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vie, son malheureux mariage, le ministère de son père, ses angoisses de tous les jours et cette arrivée des bourreaux à Passy-sur-Yonne ; mais comme elle préférait se taire et écouter René, parlant de son enfance, expliquant son inexplicable cœur, racontant son émigration, ses voyages[1] : « Je n’ai jamais si bien peint qu’alors les déserts du Nouveau-Monde. » La nuit, quand les fenêtres du salon champêtre étaient ouvertes, Mme de Beaumont remarquait au ciel diverses constellations en lui disant qu’il se rappellerait un jour qu’elle lui avait appris à les connaître. « Depuis que je l’ai perdue non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, au milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées. Je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine. Le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. » Plus tard, trop tôt encore, après avoir été séparé de cette noble femme, il est allé lire le Dernier des Abencerages au château de Fervaques, l’épisode de Velléda sous les ombrages de Méreville ou dans les jardins d’Ussé : retrouvait-il alors le signe que Pauline lui avait laissé dans le bleu du ciel pour se souvenir d’elle?

Jamais il n’eut une telle fièvre de composition que dans la maison de Savigny ; il en perdait le sommeil, le boire et le manger. De temps à autre, de rares amis venaient troubler la paix de la solitude. Joubert, sa femme et leur jeune enfant, visitèrent les deux ermites. C’étaient les visages les plus bienveillans, ceux que Mme de Beaumont voyait avec le plus de plaisir. On menait les amis aux promenades préférées dans les environs, ou bien dans la soirée on écoutait causer Chateaubriand : « Le fils de Joubert se roulait sur la pelouse, deux chiens de garde et une chatte jouaient ; Joubert rêvait en se promenant à l’écart dans une allée. » Certes, si Pauline avait pu dire au temps : Tout beau ! elle l’eût arrêté dans son cours à ces heures fortunées. Lucile vint ensuite, « comme une âme en peine, s’asseoir une semaine au foyer de Savigny. » Ses vapeurs noires, qu’à dix-huit ans elle pouvait déjà difficilement dissiper, ne la quittaient plus. Il y avait presque de l’humanité à être aimable avec elle. Ayant toujours peur d’être à charge, un mot, une nuance, tout lui semblait sérieux, et elle retournait aussitôt à son existence délaissée. Depuis qu’elle avait perdu sans retour l’espoir de vivre aux côtés de ce frère dont la présence lui était si douce, elle lui demandait du moins, dans le peu de momens passés ensemble, de remplir sa mémoire de souvenirs agréables qui prolongeassent loin de lui son existence. Mme de Beaumont eût voulu enlever l’effroi de l’avenir à cette infortunée qui mêlait sa peine inconnue aux souffrances

  1. Mémoires d’outre-tombe.