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passait, enveloppée d’un châle blanc, toute mignonne, avec l’élégance de son allure, et toute éclairée dans sa pâleur par l’éclat de ses yeux, on eût déjà suivi avec sympathie cette ombre qui glissait; mais lorsqu’elle dirigeait la causerie, qu’elle faisait un véritable usage de ses qualités, de la richesse de ses pensées, de l’excellence de son jugement, on s’expliquait le fécond encouragement que reçut Chateaubriand de ses louanges. Elle fut plus sensible que personne à ces effets merveilleux que l’enchanteur tirait de l’alliance des mots. Ses nerfs mêmes étaient atteints, lorsqu’avec le sens parfait qu’elle avait du beau langage, elle entendait René lire : « Le désert déroulait maintenant ses solitudes démesurées; » ou bien certaines phrases d’Atala comme celles-ci : « Sans lui répondre, je pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d’errer avec moi dans la forêt. La nuit était délicieuse, et l’on respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perte descendait sur la cime indéterminée des bois. » — Ou bien encore : « Les femmes témoignaient pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable; elles me questionnaient sur ma mère et sur les premiers jours de ma vie; elles voulaient savoir si l’on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m’y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C’étaient ensuite mille autres questions sur l’état de mon cœur; elles me demandaient si j’avais vu une biche blanche dans mes songes et si les arbres de la vallée secrète m’avaient conseillé d’aimer. » C’était en écoutant ces phrases pleines de nombre et ces sous harmonieux que Mme de Beaumont disait tout bas à Mme de Vintimille un mot tendre et que nous avons déjà cité. Mais nous-même ne nous attardons pas à ces douceurs du chant; on se laisserait bercer par lui.

Ce talent si neuf allait se produire en dehors du cercle choisi où il se fortifiait. L’Essai sur les révolutions était ignoré ou oublié, mais on commençait dans le monde des lettres à parler d’un ouvrage sur les beautés de la religion chrétienne. Fontanes, qui rédigeait le Mercure, l’avait annoncé avec éloge. Une lettre sur la seconde édition da livre de Mme de Staël : de la Littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, mit brusquement Chateaubriand en évidence. Fontanes avait critiqué avec politesse, mais sans ménagement, l’œuvre quand elle avait paru. Dans la préface de la seconde édition, Mme de Staël lui avait répondu. Chateaubriand crut devoir venir au secours de son ami, et dans le Mercure

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  1. Lettre de Sismondi à Mme d’Albany (mars-juillet 1803).