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rait exister sans une constitution libre. Il posait en maxime qu’il n’y a point de système représentatif sans élection directe du peuple et que rien n’autorisait à dévier de ce principe. En restant dans le domaine des théories, l’ouvrage n’eût peut-être pas donné prise à l’irritation de Bonaparte; mais Necker, après avoir prouvé qu’il n’y avait pas de république sous le gouvernement consulaire, en concluait aisément que l’intention du premier consul était d’arriver à la royauté. Il développait avec une force extrême la difficulté d’établir une monarchie tempérée sans avoir recours pour une chambre haute aux survivans des anciennes familles aristocratiques, Lebrun lui écrivit une lettre arrogante et déclara que Mme de Staël serait responsable des idées de son père. Joubert avait apporté le livre de Paris ; mais, avant de l’ouvrir, il avait passé dix jours à lire Condillac, le cher abbé de Mme de Beaumont, et son esprit en était tout raidi et desséché ; un Massillon sur lequel il avait mis la main l’avait heureusement détendu. Avec Necker, il se sentit tout rempâté. Mais comme il en parle bientôt avec finesse[1]! « Tant pis pour ceux qui ne sauront pas trouver dans ce gros livre de l’utilité et se borneront à en rire ! Il y a de grands profits à y faire pour sa vie et son esprit. » La lettre de Joubert à Mme de Beaumont se terminait en la priant de le rappeler au souvenir de ses jeunes et aimables compagnons de solitude.

C’est qu’en effet la société de la rue Neuve-du-Luxembourg était vite devenue, sous les regards vifs et doux de Pauline, une réunion ou la liberté de l’esprit était exempte de prétentions et d’envie. Tout y excitait l’intérêt, y éveillait la curiosité; le passé et l’avenir s’y donnaient la main sans que les amours-propres opposés vinssent à se heurter. La femme qui animait la conversation lui donnait un liant qui ne portait atteinte ni à l’originalité des idées ni à la soudaineté des impressions. Sismondi, quand il vint à Paris, dix ans après, et qu’il se trouva en présence des anciennes habituées de ce salon, Mme de Vintimille, Mme de Pastoret, Mme de Lévis, recueillit leurs souvenirs; elles en parlaient comme d’un festin continuel de l’esprit, et l’écho de ces fêtes enivrait l’ami de Mme d’Albany et lui tournait la tête. Chateaubriand s’y compléta; son style, qui cherchait avant tout la noblesse de la ligne et qui rencontrait souvent l’effort, fondit ces riches couleurs ; il devint, pour emprunter l’image de Joubert, semblable à ce fameux métal qui, dans l’incendie de Corinthe, s’était formé du mélange de tous les autres métaux.

Mme de Beaumont apportait dans son adoration les soucis de la femme aimante et le désintéressement de la faiblesse. Quand elle

  1. Lettre du 1er décembre 1800.