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C’était un autre Chateaubriand que voyait Mme de Beaumont. Il lui rendait visite tous les jours et habituellement deux fois par jour. Seul avec elle, le besoin de plaire lui donnait une tout autre physionomie. Le soir, quand la petite société choisie était réunie et qu’il lisait à haute voix les pages inédites, brûlantes d’Atala ou de René, quand la conversation avec Joubert et Fontanes prenait des ailes, la séduction se complétait; mais, dans la journée, la causerie intime était de la confidence. Tout entre eux semblait un contraste, jusqu’à leur enfance et leur éducation, l’un ayant vécu dans la solitude et avec la nature, et, au lieu d’y calmer les passions, n’ayant fait que les attiser; l’autre étant allé de bonne heure chercher dans le beau monde raffiné et lettré l’oubli des peines domestiques. Ils possédaient cependant en commun une incurable mélancolie; mais, chez René, qui usait jusqu’à la satiété les désirs dans son cerveau avant de les réaliser, la mélancolie provenait du désaccord entre une intelligence puissante et hautaine, un cœur toujours avide et jeune et une imagination grandiose et désabusée; chez l’autre, la mélancolie avait pris naissance dans des infortunes sans nom, dans la conscience de l’injustice du sort, et dans les pressentimens d’une fin prochaine. Ce n’est pas à Joubert, c’est à Mme de Beaumont que Chateaubriand racontait son adolescence, tour à tour bruyante et joyeuse, silencieuse et triste, ses timidités et ses contraintes devant son père, les consolations que lui apportait la plus jeune de ses sœurs, celle qu’on lui avait livrée comme un jouet, qu’il nommait : ma Lucile, et dont il a gravé l’image avec son air malheureux, ses robes trop courtes, un collier de fer garni de velours brun au cou et une toque d’étoffe noire, rattachant ses cheveux retroussés sur le haut de la tête. Quelqu’éminens que fussent les causeurs de ces soirées, Mme de Beaumont était mieux préparée qu’eux à comprendre René entrant « avec ravissement dans le mois des tempêtes et prêtant l’oreille au sourd mugissement de l’automne. »

Ce langage nouveau des passions, langage si différent de celui des héros de roman du XVIIIe siècle, quelle secousse il donna à une jeune femme neuve encore à de pareilles émotions ! Son esprit, développé par une éducation recherchée et par les études les plus variées, était ouvert à toute tentative de rénovation littéraire. Elle devina quelle sève Chateaubriand apportait dans les lettres desséchées par trop d’analyse et d’esprit. C’était l’école romantique qui commençait. Mme de Beaumont fut la première à la saluer. En louant avec enthousiasme des pages pleines encore des senteurs des bruyères sauvages, elle n’abdiquait pourtant ni sa liberté d’appréciation ni son sens critique; si elle était fascinée, elle n’était pas sans préoccupation du public, peu préparé à ces hardiesses.