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laquelle il était fait. La pauvreté dans les greniers de Londres, son roman avec Charlotte n’avaient été qu’un aiguillon de plus. L’Essai sur les révolutions était sorti de ses lectures hâtives et mal dirigées ; mais dans cette tête ardente et fumeuse encore s’étaient créés Atala et René.

Il serait téméraire et puéril, après Sainte-Beuve, d’essayer d’entreprendre sur Chateaubriand une étude nouvelle. Non-seulement la moisson est faite, mais les gerbes sont liées. Si cependant le grand critique n’a rien laissé à glaner dans le champ de ses observations, malgré une pointe de mauvaise humeur et presque de jalousie vis-à-vis de l’illustre écrivain, l’objet de tant d’adorations; s’il a curieusement fouillé et comme disséqué sa nature morale, prenant parfois un malin plaisir à étaler ses contradictions et ses misères ; s’il ne s’est pas toujours souvenu du mot de Bacon, qu’il faut se garder d’enlever les défauts des pierres précieuses dans la crainte de nuire à la valeur de l’ensemble; il ne connaissait pas les lettres de Mme de Beaumont.

Plusieurs hommes d’ailleurs ont existé dans Chateaubriand. Les premières années du retour de l’émigration ont été celles où il s’est plus franchement montré ce qu’il était; c’est la période où il s’est révélé aimable et bon garçon, n’étant pas toujours pris au sérieux par ses amis dans les incidens de sa vie tourmentée, mais d’une rare sûreté de commerce et d’une modestie qui alors s’ignorait. « Je serais fort aise, écrivait Joubert au comte Molé, que vous voyiez Chateaubriand ici à Villeneuve, pour juger de quelle incomparable bonté, de quelle parfaite innocence, de quelle simplicité de vie et de mœurs et, au milieu de tout cela, de quelle inépuisable gaîté, de quelle paix, de quel bonheur il est capable quand il n’est soumis qu’aux influences des saisons et remué que par lui-même. Sa vie est pour moi un spectacle, un sujet de contemplation ; elle m’offre vraiment un modèle, et je vous assure qu’il ne s’en doute pas; s’il voulait bien faire, il ne ferait pas si bien[1]. » C’est le moment où, stimulé et conseillé par des amis dont le jugement était aussi éclairé que leur cœur était ambitieux de sa gloire, il atteignait la perfection du talent et donnait à son style cette ampleur et cette harmonie qui produisaient à l’oreille des effets semblables à ceux de la musique et des beaux vers. M. Molé et lui se voyaient beaucoup en ce temps-là, courant les champs ensemble, et, quand ils dînaient chez Joubert, y soutenant toujours le même avis contre tous les convives et demandant du même plat, à ce point que leur hôte ne se souvenait point d’avoir observé en sa vie une plus parfaite uniformité de cœurs, d’esprits et d’appétits.

  1. Lettres de Joubert, 18 novembre 1804 et 12 juillet 1806.