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le petit Pierre, si la grande mer ne nous l’a pas gardé, et sur leurs tombes, les fleurs roses des champs de Bretagne, les digitales sauvages, l’herbe haute de juin, pousseront comme aujourd’hui, au beau soleil des étés. » Et plus loin : « C’était singulier la joie de ce petit monde breton, rose avec de longs cheveux de soie jaune; à peine éclos à la vie, et déjà dans des costumes et des modes du vieux temps, exubérans d’une joie inconsciente, comme autrefois leurs ancêtres, et ils sont morts. » Et ailleurs encore. Trop est trop. Il n’est effet si particulier qui ne s’use par la répétition. Le lecteur sent le procédé. La tentation lui vient de mettre en doute la sincérité du poète. Le voilà sur la défensive, et prêt à résister contre son émotion.

Mais, en dépit de l’abus, ce sont bien les traits d’un poète, c’est-à-dire d’une imagination capable de concevoir quelque chose d’ultérieur à la réalité. Nul n’a mieux rendu que l’auteur de Mon Frère Yves ce que l’on pourrait appeler le caractère celtique de la Bretagne, ce qu’il y a de mélancolique jusque dans ses joies, ce qu’il y a de primitif dans ses usages et dans ses paysages, ce qui semble en faire enfin comme un îlot du vieux monde entre cette mer lourde et violente qui, de trois côtés, brise furieusement sur son rivage et, de l’autre, la civilisation qui la bat depuis tant de siècles presque sans l’entamer. C’est ici plus que de la description et plus que de la peinture, c’est le sens intime des choses dégagé des symboles qui l’enveloppent; et, au travers de la sensation, c’est la nature perçue directement; et c’est ce qui explique par suite que cette poésie s’élève parfois jusqu’à la métaphysique. Je n’exagère pas. Des expressions comme quelques-unes de celles que l’on a sans doute remarquées : « l’étendue qui brille et miroite sous le soleil éternel, » ou la « notion des durées qui se perd dans la monotonie du temps » ne sont pas seulement des trouvailles de mot?, ce sont proprement des pensées, dont plus d’un philosophe pourrait envier au romancier la force et la netteté d’expression. Il y en a d’autres, comme celle-ci par exemple : « A la surface des eaux courent des souffles vivifians que personne ne respire; la chaleur et la lumière sont répandues sans mesure ; toutes les sources de la vie sont ouvertes sur les solitudes silencieuses de la mer et les font étrangement resplendir, » qui nous aident positivement à pénétrer plus avant dans l’esprit des anciennes cosmogonies orientales.

Je ne voudrais pas, maintenant, demander à l’auteur de Mon Frère Yves de forcer son talent et d’essayer de mettre dans un prochain récit des qualités qui ne sont pas les siennes : je ne puis cependant ne pas lui demander de serrer un peu sa composition. Si le progrès est remarquable, si l’on n’est pas détourné dans Mon Frère Yves à chaque instant, comme on l’était dans Aziyadé, comme on l’était dans le Mariage de Loti, par quelque intermède inutile ou même saugrenu, si la plupart des détails enfin y concourent à l’objet principal, on y pourrait cependant