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nous avec des sourires de femmes mortes, tenant leurs bras en l’air et écartant leurs doigts grêles, dont les grands ongles étaient enfermés dans des étuis d’or... Les gongs sonnaient plus fort, et ces fantômes dansaient, gardant leurs pieds immobiles, exécutant une espèce de mouvement rythmé du ventre avec des torsions de poignets.» Telle autre page, d’un tout autre caractère, et d’un tout autre style, pourrait être écrite par M. Daudet : « Petit Pierre pleurait assez doucement, baissant sa petite tête, et cachant toujours sous son tablier ses pauvres petites mains qui avaient froid... Les lanternes à gaz venaient de s’éteindre, et il faisait très noir... Pauvre petite plante saine et fraîche, née dans les bois de Toulven, comment était-il venu s’échouer dans cette misère de la ville ? Il ne s’expliquait pas bien ce changement, lui; il ne pouvait pas comprendre encore pourquoi sa mère avait voulu suivre son mari dans ce Brest, et habiter un logis sombre et froid, au fond d’une cour, dans une des rues basses avoisinant le port. » Mais, s’il demeure encore dans la forme quelque trace des leçons de Flaubert ou de M. Daudet, outre que c’est assez peu de chose, le fond n’appartient bien désormais qu’à Loti. Toute affectation de byronisme ou de baudelairisme a heureusement disparu. Rien ou presque rien ne demeure ici de ce qu’il y avait d’artificiel encore dans le Mariage de Loti ou dans Aziyadé. C’est vraiment une façon tout originale de sentir et de rendre. Il y a certainement un homme qui pense, sous cet impressionniste, et sous ce peintre hardi, quelquefois même brutal de la réalité, certainement, il y a un poète; un poète avec son idéal et ses moyens à lui.

Une curiosité sans mesure, presque aiguë, de ce qui se dissimule de vraiment différent sous la diversité des apparences, le perpétuel souci de la nuance qui distingue la Circassienne Aziyadé de la Tahitienne Rarahu, la négresse Fatou-gaye de Pasquala la Monténégrine; — un sentiment de la fragilité des choses, profond, intime et presque maladif, comme le sont au surplus tous les sentimens très profonds; — une tendance très particulière, non pas tant à grandir ou grossir la réalité qu’à la continuer, la prolonger, la déformer dans le rêve jusqu’à ce qu’elle s’y évanouisse ou, pour ainsi dire, s’y absorbe : tels sont les traits, si je ne me trompe, qui pourraient servir à le caractériser. Là-dessus on pourrait même trouver qu’il abuse du rêve, n’y ayant pas jusqu’à présent de tous ces récita un seul qui ne contienne un rêve, à l’instar d’une tragédie classique : Aziyadé rêve, Rarahu rêve. Loti rêve, Yves rêve, Marie rêve, tout le monde rêve. Il faudrait peut-être prendre garde à ne pas tant rêver. Peut-être aussi certaine note funèbre, quasi macabre, revient-elle bien souvent dans Mon Frère Yves. « Là aussi, sans doute, quand moi, je serai mort ou cassé par la vieillesse, là on couchera mon frère Yves ; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule, et son corps qu’il lui avait pris. Plus tard encore y viendra dormir