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où la vieille mère, par l’intermédiaire de sa fille, qui traduit son breton en français, recommande Yves à son frère et lui fait jurer solennellement, sur une image du Christ, de veiller toujours et partout sur ce dernier né des Kermadec, le seul de ses huit garçons qui lui reste et que la passion de boire n’ait pas encore fait déserter ou tué. Telle est cette autre scène encore où le malheureux, après trois jours de bordées, vient annoncer à sa femme qu’il déserte, et « doucement, avec un calme sombre, » sans colère et presque sans remords, comme quelqu’un qui voit échoir une fatalité depuis longtemps prévue, dépose sur la table « deux cents francs en grosses pièces d’argent ; » le prix qu’il vient de vendre à une espèce de corsaire un peu plus que sa vie, puisque ce sont toutes ses raisons de vivre : la liberté, la famille, le coin de sol natal et le droit de revoir jamais le ciel de la patrie. Telle est enfin, pendant une campagne d’Yves, la visite de Marie, pour la première fois, à sa belle-mère : le froid accueil que fait la vieille femme à celle qui, en lui prenant son fils, lui a enlevé le dernier soutien de sa misère et de sa solitude, l’enfant qu’elle embrasse dans les coins, « en se cachant, » le petit Pierre, son petit-fils, et quand vient le jour de la séparation, quand la mère et l’enfant roulent déjà dans la voiture qui les remporte à Brest, cette course après la diligence et toute cette glace qui se fond dans un adieu suprême, parmi les larmes et des baisers. C’est à quoi ne nous avait pas habitués l’auteur du Mariage de Loti. Voilà qui est trouvé, peut-être parce que c’est ce qu’il a le moins cherché. Mais ce qu’il a fait là une fois, deux fois, trois fois, et dans plusieurs autres endroits encore, rien sans doute ne s’oppose à ce qu’il le refasse. Et qu’il soit bien persuadé que si ses descriptions l’ont déjà, presque dès ses débuts, classé parmi les artistes, ce sont des scènes de ce genre qui seules le classeront parmi les romanciers.

Un autre mérite que nous ne saurions omettre de signaler dans Mon Frère Yves, c’est l’originalité de la note personnelle. Si l’auteur a eu quelque peine à se dégager des influences littéraires, simultanées ou successives, qu’il a subies, il semble qu’il y soit désormais parvenu. Je ne parle pas de la forme : dans la forme je retrouve trop d’effets connus, trop d’imitations ou de réminiscences de l’auteur de Jack et de celui de Salammbô. Sans parler de telle phrase, comme celle-ci : « La chola chante une zamacuéca en s’accompagnant sur sa diguhela, » qui me rappelle trop la phrase légendaire du maître : « Dans la quatrième dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites se tuèrent à coup de couteau, » il est vraiment telle page, d’une vigoureuse étrangeté, que l’on jurerait écrite par Flaubert : « Alors on entendit au dehors des gongs et des sonnettes, des frôlemens de soie, de petits rires aigres des femmes... Et les danseuses entrèrent... Peintes comme des images chinoises, couvertes d’or et de pierres brillantes, des yeux à demi fermés, pareils à de petites fentes blanches, elles s’avançaient au milieu de