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qu’indirectement, et comme par contrecoup, leurs effets dramatiques. Il est donc bien moins aisé de nous y intéresser, parce qu’il y faut bien plus d’observation, d’analyse, de psychologie.

Dans cette tentative qui honore toujours beaucoup ceux qui l’ont faite, — et même quand ils ont manqué le but, — je ne sais si l’auteur de Mon Frère Yves a complètement réussi. J’aurais voulu, par exemple, qu’il creusât le personnage un peu plus profondément, et qu’il nous en expliquât la passion par quelque chose de plus psychologique et de moins facile à noter, une fois pour toutes, que la fatalité de l’instinct héréditaire. Les Bretons boivent, le père d’Yves Kermadec a bu, ses frères boivent : ce n’est pas assez pour me demander de m’intéresser à lui. « Oh! la boisson! la boisson! dit-il lentement, ses yeux se détournant, à demi fermés, avec une expression farouche... Mon père! mes frères!.. à présent, c’est mon tour. » Soit; mais de quelque poésie mystérieuse et sombre que l’auteur ait essayé d’envelopper cette hérédité du vice, on attendait quelque chose de plus, et il y a là une lacune dans le caractère de son personnage. Mais j’aurais voulu surtout qu’il lui donnât de son vice une conscience plus éclairée, plus élevée même, et qu’il en mît la violence en lutte plus ouverte, et plus dramatique par conséquent, avec quelque autre chose que la « discipline du bord » et le respect de son officier. Il a failli plusieurs fois le faire. A plusieurs reprises, il y a dans le récit comme des points d’attache où l’on attendait la lutte à commencer enfin, mais le fils, le mari, le père se dérobe, il ne demeure que la brute, et la lutte ne s’engage pas. Cependant nos matelots, quel que soit sur eux l’effet de cette vie hors nature qu’ils mènent, ont leurs affections naturelles, ils ont leur sentiment, confus peut-être, mais très certain, de la dignité de l’homme, et leur idée plus ou moins vague, plus ou moins nettement définie, mais très positive du devoir. C’est ce que l’on regrette, je ne dirai pas de ne pas trouver, — c’en serait trop dire, — mais de ne pas voir assez fortement marqué dans Mon Frère Yves. L’auteur avait le droit d’étudier l’ivrognerie; c’est un vice qui s’empare assez profondément de ceux qu’il a une fois touchés ; et dans l’existence de nos marins comme dans celle de nos ouvriers les conséquences en sont d’ailleurs assez tragiques. Seulement, dans la peinture que nous en offre Mon Frère Yves, il manque un peu de cette élévation dont les plus incultes et les plus grossiers eux-mêmes ne doivent pas être tout à fait destitués, et pour cette raison bien simple que, s’ils l’étaient réellement, cela suffirait pour qu’ils fussent indignes d’être étudiés et représentés par l’art.

Si nous appuyons tant sur ce défaut, c’est qu’il n’eût probablement dépendu que de l’auteur de le réparer. C’est du moins ce que me font espérer quelques scènes de Mon Frère Yves, — non plus sénégalaises ou polynésiennes, celles-là, mais vraiment humaines ; — d’une grande force de sentiment et d’une belle simplicité d’exécution. Telle est cette scène