de vrai roman sans amour. Pourquoi cela ? Il peut y en avoir, il y en a. Le Silas Marner de George Eliot est un chef-d’œuvre : c’est une étude d’avare. L’Abbé Tigrane, de M. Ferdinand Fabre, est une œuvre de prix : c’est une étude d’ambitieux. L’Assommoir, de M. Émile Zola, n’est certes pas une œuvre méprisable : c’est une étude d’ivrogne. Ainsi de Mon Frère Yves. L’amour n’y tient que le peu de place qu’il occupe dans la vie de tant de nos semblables, et puis l’auteur, dans ses précédens récits, a déjà si souvent parlé d’amour que plus que personne peut-être il avait conquis le droit de s’en taire une fois. Le roman n’en est pas pour cela moins roman. Libre aux dégoûtés de dire cavalièrement que c’est un beau sujet de drame que de savoir, à chaque tournant de l’action, si Kermadec s’enivrera ou ne s’enivrera pas. Et après ? Comme si, dans Manon Lescaut, par exemple, l’intérêt était autre que de savoir si Des Grieux quittera Manon ou s’il ne la quittera pas ! ou comme si généralement, dans quelque roman que ce soit, et quand il aurait dix volumes, comme Clarisse Harlowe, il s’agissait d’autre chose que de savoir si quelque chose arrivera ou n’arrivera pas ! Il est probable que l’amour, c’est-à-dire tout ce que l’on enveloppe sous ce nom de diversité d’appétits, de désirs et de sentimens, gardera longtemps encore, pour beaucoup de raisons, dans la poésie, au théâtre, et surtout dans le roman, la supériorité d’intérêt qu’il a sur les autres passions. Mais les autres passions, quoique ne l’ayant pas au même titre universel, n’auront pas moins quelque droit d’y être, elles aussi, représentées, et d’y prendre leur place, puisqu’elles l’ont bien dans la réalité. Partout donc où la nature, c’est à-dire la race, le tempéramant, l’instinct auront mis quelque principe de plus grande action ; partout où ce principe rencontrera des obstacles à son développement ou, au contraire, des facilités ; partout enfin où ce développement, en vertu de la solidarité de la famille ou de cette solidarité plus générale qui nous lie chacun à plus de gens que nous ne croyons, risquera de compromettre la fortune, le bonheur, la vie de plusieurs personnes humaines ; que ce principe soit ce que l’on voudra, qu’il soit l’appétit de l’or ou l’ambition du pouvoir, et qu’il soit l’amour du vin ou même la fureur de l’opium, il y aura toujours matière à psychologie et conséquemment toujours matière au drame ou au roman. Ce sera seulement plus difficile. Toit le monde, en effet, comprend assez ce que peut avoir de puissance l’attrait d’un sexe vers l’autre. Moins de gens comprennent l’attraction de l’avare pour l’or et l’affinité de l’ivrogne pour le vin. Il faut donc d’abord les leur expliquer. Les leur a-t-on expliquées, il reste à les dramatiser. C’est encore où l’on a les plus grandes chances d’échouer, parce que ce sont là des passions solitaires, qui ne tendent pas à la possession effective d’une personne humaine, maîtresse d’elle-même et de ses actes. L’avarice, l’ambition, l’ivrognerie ne développent
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