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et avec Madrid. Il n’était pas de méchant bourg qui n’entendît faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme brutal, incendiaire et massacrant, et partout se célébraient de sanglantes saturnales.

Les socialistes étaient ravis, les radicaux qui siégeaient dans les conseils du gouvernement étaient inquiets et navrés. Ce n’était pas là ce qu’ils avaient voulu. Mais, selon leur habitude, convaincus qu’on ne gagne rien en heurtant de front les passions, ils parlementaient, négociaient avec les condottieri du cantonalisme, leur faisaient porter des conseils par des ambassadeurs d’un caractère doux et liant. Il arriva plus d’une fois que tel agent, tel gouverneur civil dépêché en Andalousie ou en Murcie, après avoir longtemps raisonné avec l’émeute, se mettaient à sa tête pour la modérer, disaient-ils. Quand éclatèrent les troubles d’Alcoy, où des conseillers municipaux furent jetés par les fenêtres et égorgés, le gouvernement chargea le général Velarde d’occuper la ville, d’y rétablir l’ordre, mais on lui commanda aussi de n’opérer aucune arrestation. « On put craindre, écrivions-nous en ce temps, que le mal, gagnant de proche en proche, n’envahît toutes les provinces, que les plans de l’Internationale ne fussent sur le point de s’accomplir, et que l’Espagne, menacée d’une décomposition putride, n’offrît plus aux regards de l’Europe étonnée que l’assemblage confus de quelques milliers de municipes autonomes régis par la violence et administrés par le pillage. Les oiseaux de proie étaient contens ; le plus mince épervier se flattait d’attraper son lopin après que les faucons se seraient servis. Quiconque ne se sentait ni faucon, ni épervier avait le cœur pesant, se demandant avec inquiétude quand viendrait son tour d’être mangé. Les philosophes se frottaient les yeux : une grande nation semblait prête à se dissoudre en une poussière d’hommes et à s’évanouir comme un songe. » On avait tort de désespérer. Un homme qui avait été autrefois le partisan résolu du fédéralisme abjura courageusement son erreur et sauva son pays. Mais il ne put sauver la république : les radicaux l’avaient tuée.

La France aime à se sentir gouvernée, et on peut croire que les doctrines anarchiques et ceux qui les prêchent n’y seront jamais en faveur. N’oublions pas cependant que les nations ont quelquefois des goûts dépravés. Elles ressemblent par intervalles à cette princesse des Mille et une Nuits qui avait un mari fort bien fait de sa personne et qui le trahit pour un nègre qu’elle trouvait adorable. Quand on lui tua son amant, quelle ne fut pas sa douleur! Elle se répandit en lamentations, elle se jeta sur le cadavre, l’arrosa de ses larmes, le couvrit de baisers désespérés. Les nations prennent quelquefois des nègres pour amans et elles mettent du temps à se désabuser.

Mais il faut avouer que ce qui contribue le plus à procurer des succès