Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Ferry soit un despote carnassier, qui se plaît à s’entourer de pyramides de têtes coupées et à les renouveler dès qu’elles ne sont plus fraîches? Entre 1830 et 1845, les radicaux suisses traitaient les conservateurs d’odieux tyrans. Le seul tort qu’on pût sérieusement leur reprocher était d’avoir un peu d’étroitesse dans leur piétisme, trop d’entêtement dans leurs préjugés, trop de morgue, et de donner à leur administration le caractère d’un gouvernement de coterie. Très entendus aux affaires, ils n’admettaient pas que personne autre y touchât. Ils disaient: Nous et nos amis, — et le monde finissait là. On les avait appelés « le parti des nous. » En revanche, la première association de radicaux qu’on vit se former à Genève fut surnommée par un homme d’esprit l’hôpital des amours-propres blessés. Le mot ne manquait pas de justesse, mais c’est une grande faute à un gouvernement de blesser trop d’amours-propres.

Une fois maîtres du pouvoir, beaucoup de radicaux trempèrent leur vin, adoucirent l’âpreté de leurs principes et de leur humeur, finirent par ressembler à peu près à tout le monde. D’autres, plus fidèles à leurs origines et d’un caractère plus entier, sont restés jusqu’au bout des hommes de combat, ils ont réduit leur radicalisme en système, et leur intolérance a fait plus d’une victime. Le vrai radical a l’esprit doctrinaire, il professe le culte des abstractions et il croit qu’elles gouvernent le monde. Il y a toujours un peu de fanatisme dans son fait, car « le fanatisme, comme l’a dit Hegel, consiste à ne pas reconnaître les diversités infinies dont se compose la vie humaine. » Mais le radical a peu de goût pour une philosophie qui considère la contradiction comme le fond des choses. Il n’en a pas davantage pour les sciences naturelles, qui nous enseignent qu’il y a beaucoup de hasards dans l’évolution des êtres, que le résultat n’en est qu’un à-peu-près, que la nature se résigne aux cotes mal taillées et que nous nous trouverions bien d’en faire autant. Le radical a son programme et il en poursuit l’entière exécution. Il croit de toute son âme à la souveraineté du peuple et à l’égalité des hommes. En vain essaie-t-on de lui représenter que la souveraineté du peuple n’est souvent qu’une fiction, que ce souverain n’est presque jamais sûr de ce qu’il veut, qu’il charge volontiers ses gouvernans de le lui apprendre; que, d’autre part, les hommes ne seront vraiment égaux que le jour où la nature, leur venant en aide, leur garantira l’égalité des cerveaux, des aptitudes, des volontés et des fortunes. Le radical ne s’arrête pas à ces objections, qu’il méprise. Il n’a qu’un petit nombre d’idées, et il n’en démord jamais. Lessing prétendait « que, quand le bon Dieu créa la femme, il prit une argile trop fine. » On peut croire qu’il commit l’erreur inverse en créant le radical.

Fermement convaincu que des principes clairement énoncés et définis