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S’il n’y a point d’insensibilité absolue dans le monde, il n’y a pas davantage d’inconscience absolue, puisque la sensation est l’élément de la conscience qui n’a besoin que d’être multiplié pour devenir « perception et aperception. » Il y a seulement, comme nous l’avons dit, des nébuleuses de la conscience. Leibnitz avait probablement raison de dire qu’il n’y a dans la nature rien de mort ni d’absolument inerte, que tout est composé de vivans, et que le minéral même paraîtrait organisé dans toutes ses parties à un œil assez perçant pour saisir la pulsation de la vie dans le repos apparent produit par l’équilibre des molécules. Supposez, pourrait-on dire encore, deux bras qui se tirent en sens inverse avec la même force, il y aura équilibre et repos apparent à l’extérieur ; mais, intérieurement, il y aura effort et tension ; diminuez cet effort à l’infini, et répandez-le en toute chose : vous aurez la nature. Vous dites en présence d’un tas de pierres : Je le touche, donc il a une « réalité substantielle ; » mais Leibnitz vous répondra : Le fait de toucher un tas de pierres ou un bloc de marbre « ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que la possibilité de voir un arc-en-ciel ne prouve sa réalité. » Le marbre inerte, comme l’arc-en-ciel, n’est qu’un phénomène, une manière dont les choses nous apparaissent. Tout est relatif, comme la solidité et la fluidité : « rien n’est si solide qu’il n’ait un degré de fluidité, » rien n’est si inerte et si insensible qu’il n’ait un degré d’activité et de sensibilité ; « peut-être donc ce bloc de marbre n’est-il qu’un tas d’une infinité de corps vivans. » Par malheur, Leibnitz a mêlé des considérations de causes finales à ce « dynamisme » universel. C’était introduire dans les choses l’intelligence plus ou moins réfléchie et ratiocinante de l’homme, pour parler à la façon de Montaigne. La vraie « finalité » n’est que l’effort immanent de l’être pour conserver le bien-être ou pour repousser la douleur. Elle n’est pas prévision, elle est sensation immédiate ; elle n’est pas attrait intellectuel, elle est émotion intérieure et lutte extérieure pour la vie. On peut donc, sans admettre les causes finales, croire tout à la fois au mécanisme universel et à la sensibilité universelle. Par cela même, on place au fond de tout des états de conscience, à des degrés divers : là un concert puissant et rythmé, ici un son plus faible qui se perd dans l’ensemble, nulle part l’absolu silence.


ALFRED FOUILLEE.