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Il n’est pas moins difficile d’accorder à M. Delbœuf que, dans l’expérience des mains plongées au milieu d’un même liquide, la main gauche puisse « juger l’eau chaude et la droite l’eau froide ; » il y a là des sensations différentes, et que l’esprit a raison de juger différentes : il n’y a point là de jugement inconscient.


V.

Il nous reste à voir ce qu’il faut penser non plus des actes inconsciens de l’esprit, mais des habitudes inconscientes et de la mémoire inconsciente.

D’après Hamilton, nous possédons d’une manière « latente » des habitudes d’action ou de pensée, par exemple, des systèmes entiers de connaissances qui se réveillent à un moment donné, parfois avec une exaltation maladive. On connaît les cas curieux où la mémoire éteinte de langues entières fut rétablie. Ces puissances ou habitudes intellectuelles sont « présentes à notre âme » sans l’être aucunement à notre conscience.

Le difficile, dans ces problèmes ardus, c’est toujours de faire la part exacte de ce qui est purement organique et de ce qui est vraiment psychique.

À chaque instant, je remue les paupières sans en avoir conscience, et une foule de mouvemens habituels sont appropriés à un but sans que pourtant nous connaissions ce but. L’habitude, par les changemens insensibles que traverse l’action en devenant plus aisée, est comme le thermomètre qui nous sert à mesurer les degrés de la conscience à l’inconscience. Mais tous ces faits ne prouvent pas qu’il y ait des états psychologiques et inconsciens tout ensemble. Ils prouvent seulement que l’habitude fait descendre peu à peu dans les centres inférieurs ce qui exigeait auparavant l’intervention consciente du centre cérébral, et qu’elle substitue ainsi un mécanisme à notre action propre : nous nous faisons suppléer par nos organes.

Stuart Mill répondit à la thèse de Hamilton par une thèse qui semble elle-même exagérée. Une chose à laquelle je ne pense pas, dit-il, n’est pas du tout présente à mon esprit. Elle peut le devenir si quelque chose vient à l’évoquer ; mais elle n’est pas présente maintenant « d’une manière latente, » pas plus qu’une chose matérielle que je puis avoir ramassée. Je puis avoir rassemblé des provisions de bouche pour me nourrir, mais mon corps n’est pas nourri d’une manière latente par ces provisions. J’ai le pouvoir de me promener dans ma chambre, bien que je sois assis ; mais nous ne pouvons guère appeler ce pouvoir une promenade latente. Je suis capable