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elle s’arrêta. C’était une lanterne; elle se trouvait sous un arbre bien connu qui avait poussé au bord du chemin depuis que le canal était comblé. Maintenant elle se balançait mystérieusement. Ceux qui craignaient le plus les revenans renoncèrent à leur partie de plaisir, mais bon nombre d’énergumènes s’élancèrent comme à l’assaut en redoublant leur sabbat.

Oui, c’est bien une lanterne, et deux personnes se tiennent sous l’arbre. La foule approche d’un pas plus tranquille; l’une des deux est le vieux muet d’Afrique, il lève sa lanterne de façon à envoyer sur l’autre toute la clarté. La foule recule ; un profond silence succède aux clameurs, puis avec un cri d’épouvante : les plus déterminés rebroussent chemin précipitamment, oubliant derrière eux le petit White, laissant tomber leurs instrumens, et ne s’arrêtant plus jusqu’à ce que la jungle soit bien loin derrière eux. Alors ils découvrent qu’il n’y en a pas un sur dix qui sache au juste la cause d’une telle panique et que sur ce dixième, aucun peut-être n’est certain de ce qu’il a vu.

Un colosse se trouve parmi eux qui a l’air capable de toutes les scélératesses. Celui-là monte sur une pierre et en patois créole invite à une halte générale. Bienvenu lui cède son rang de meneur et le bruyant troupeau se rassemble autour du nouveau chef. Il leur affirme qu’ils ont été insultés. On a foulé aux pieds leur droit, un droit commun à tous les citoyens, de passer paisiblement sur la voie publique. Supporteront-ils de pareils empiétemens ? Voilà que le jour se lève. Qu’ils aillent donc en plein soleil s’ouvrir un libre passage !

Des adhésions passablement languissantes répondirent à cet appel, et la multitude, fort diminuée, retourna tranquillement cette fois, — la fatigue, sans doute, en était cause, — à la vieille maison, quelques-uns en éclaireurs, d’autres en traînards, mais tous, arrivés au pied de l’arbre, s’arrêtaient d’un commun accord. Le petit White était là, sur un banc de gazon au bord du chemin, l’air triste et sévère. A chacun des nouveaux arrivans il posait la même question :

— Vous allez chez le vieux Roquelin ?

— Oui.

— Eh bien ! il est mort.

Et lorsque son interlocuteur déconcerté faisait mine de tourner les talons, il ajoutait :

— Restez. Je vous invite à suivre l’enterrement tout à l’heure.

Si quelque Louisianais, trop fidèle à sa chère France ou à l’Espagne pour comprendre l’anglais, le regardait ahuri, il se trouvait des gens pour traduire l’invitation, et, revirement curieux des foules,