Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Pardon, monsieur, vous n’êtes donc pas le gouverneur ?

— Si fait...

— Vous êtes le gouverneur?.. très bien... c’est donc à vous que j’ai affaire. C’est donc à vous que je viens dire : Cette rue ne se fera pas.

— Je vous dis que vous aurez à voir...

— Je n’ai à voir que vous, puisque vous êtes le gouverneur. Je n’entends rien aux lois nouvelles. Je suis Français. Quand quelque chose ne va pas, un Français s’adresse au gouverneur. Si je n’avais pas été acheté à mon roi comme un vassal du vieux temps, le roi de France apprendrait bien à M. le gouverneur comment on protège le droit des gens, et comment on perce les rues aux bons endroits. Mais je sais... nous appartenons à M. le président. Je viens vous prier de me rendre un service.

— Lequel? demanda le gouverneur patient.

— Je viens vous demander de dire à M. le président que cette rue ne peut passer auprès de ma maison.

— Veuillez vous asseoir, monsieur Roquelin.

Mais le vieillard ne bougea pas.

Le gouverneur écrivit à un fonctionnaire municipal, lui recommandant M. Roquelin et le priant d’avoir pour lui tous les égards possibles ; puis il tendit ce pli au bonhomme en y ajoutant quelques instructions :

— Monsieur Roquelin, dit-il, avec un sourire conciliant, est-ce sur votre maison que nos citoyens créoles racontent des histoires si singulières ?

Jean Roquelin lui jeta un coup d’œil froid et sévère avant de répondre impassible :

— Vous ne me voyez pas faire la traite des nègres?

— Assurément non, monsieur.

— Ni la contrebande?

— Personne ne vous en accuse.

— Eh bien ! je suis Jean Roquelin. Mes affaires me regardent. Est-ce votre avis? Adieu.

Il mit son chapeau et se retira. Bientôt après, sa lettre à la main, il était en présence du fonctionnaire auquel on l’avait envoyé. elui-ci eut recours à un interprète.

— Il dit, commença l’interprète, qu’il vient vous avertir de ne pas faire passer la rue devant sa maison.

L’officier municipal répondit qu’une pareille impudence était drôle ; mais l’interprète, expérimenté, traduisit cette réflexion assez librement :

— Il demande pourquoi vous ne voulez pas.