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tions ; le trouble de l’âme qui se trahit à l’extérieur par l’altération subite des traits, par les mouvemens et les altitudes ; une foule de passions secondaires et d’émotions se rattachant à la passion principale : l’admiration, la pitié, la jalousie naissante, l’ardeur du dévoûment, l’égarement de l’imagination ; le chagrin et le désespoir même avant tout événement ; le dégoût de la vie, qui cède brusquement à une rébellion de la nature et de la jeunesse : on pourrait prolonger l’énumération de ces délicates analyses et de ces expressives peintures, que le poète ancien multiplie avec une richesse infinie et où l’art moderne se reconnaît. La plus charmante scène, celle de l’aveu, est par momens d’une exquise beauté. J’aime en particulier ce long entretien qui succède à un admirable élan de passion muette de la part de la jeune fille, sorte de doux et harmonieux bavardage où son âme s’épanche et sa pensée s’oublie. Depuis Homère, la nature n’avait pas parlé avec cet abandon, qui semble étranger à toute préoccupation d’art et qui peut être plus expressif que les savantes concentrations de l’éloquence oratoire et du drame.

Sous l’impression de ces jolis vers, on ne comprend plus les attaques de Callimaque et de son école contre la banalité de cette Ambitieuse imitation d’Homère. Est-il bien sûr qu’Apollonius ait voulu faire une épopée homérique et non pas se lancer dans des voies moins frayées ? La vérité est qu’il a voulu les deux : s’inspirer d’Homère et concilier avec cette inspiration des inspirations contemporaines. À combien de critiques il s’exposait en essayant une conciliation de ce genre, c’est ce que ses adversaires lui ont fait voir et ce qui se reconnaît sans peine encore aujourd’hui. On ne doit cependant ni le blâmer ni le plaindre. Heureux le poète qui, dans un âge d’épuisement et de décadence, peut, pour n’importe quelle cause, confiance naïve ou instinct de génie, enfanter et faire vivre une œuvre considérable, et, quelque imbu qu’il soit des défauts de son temps, réussit à marquer son empreinte personnelle dans une création qui charmera le monde pendant de longs siècles ! Telle a été la destinée de la Médée d’Apollonius.


Jules Girard.