Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/121

Cette page a été validée par deux contributeurs.
115
L’ALEXANDRINISME.

Il n’en est pas seulement la partie la plus originale et la plus touchante ; il se confond avec l’idée principale, l’idée de la fondation et des destinées de Rome, qu’il exprime sous sa forme la plus dramatique, en intéressant au plus puissant obstacle qui ait pu les empêcher.

li serait facile de multiplier ces observations auxquelles la Médée d’Apollonius prête, soit par elle-même, soit par les rapprochemens qu’elle suggère. Ce qui serait plus important, ce serait d’insister sur un examen de la langue et de la versification. La langue surtout pourrait être l’objet d’une analyse très instructive sur les tendances et les ressources des alexandrins et, en particulier, du poète des Argonautiques. Comment il emploie les anciennes formes épiques et quelles sont celles qu’il préfère, comment il les imite, en reproduisant ou dénaturant les tours et les expressions, ce qu’il y mêle de mots et d’habitudes modernes, quel est le goût qui préside à tout ce travail et détermine la couleur dominante : ces points seraient intéressans à éclaircir pour l’intelligence de l’alexandrinisme, et aussi pour la connaissance générale des allures de l’esprit humain aux âges de civilisation avancée où le poète écrit dans une atmosphère de science et de raffinement moral.

En indiquant les caractères de l’alexandrinisme dans la Médée d’Apollonius, j’ai principalement insisté sur les côtés faibles et sur les défauts, parce que la critique s’en est moins occupée. Il est évident qu’une appréciation complète devrait, pour être équitable, s’étendre beaucoup sur le talent déployé dans les peintures de l’amour au iiie livre du poème. Ce travail a été fait en grande partie par Sainte-Beuve, qui a pris la meilleure manière de faire valoir le poète : il l’a beaucoup cité. En lisant cette quantité de charmans morceaux, que son goût n’a pas eu de peine à distinguer, on est naturellement conduit à conclure sur le point capital : le degré d’originalité et de puissance de l’art alexandrin chez le premier poète de l’école. Tel est, en effet, nous l’avons dit, le mérite de la Médée d’Apollonius : elle donne la mesure de cet art, elle en est l’œuvre durable et féconde. Très grecque de style et de couleur, elle a en même temps un caractère très moderne par la nature de l’expression des sentimens, car elle contient la première peinture détaillée de la passion dont, après tant de siècles, le théâtre et le roman vivent encore. Après le coup soudain qui fait naître dans le cœur de Médée cette passion et par lequel le dieu antique prend souverainement possession de sa victime, que de traits, alors nouveaux, se retrouveront dans cette riche littérature de l’amour où se répandra, depuis Virgile, l’imagination des poètes et des romanciers ! Un progrès fatal à travers les combats, les alternatives, les contradic-