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dont le poème soit éclairé. Il y a dans la première une invention plus originale, un effet plus net et plus hardi. L’hymen a lieu pendant la nuit dans la grotte de Macris ; à la porte, les Argonautes, la lance à la main, par crainte d’une surprise des ennemis, mais couronnés de feuillage, chantent le chant d’hyménée qu’Orphée accompagne sur sa lyre ; l’intérieur est resplendissant. Sur le lit nuptial est étendue la toison d’or, le prix même de cette conquête accomplie par l’amour de l’épouse : elle remplit la grotte de son éclat et enveloppe de sa merveilleuse lumière une foule de nymphes que Junon a envoyées des vallées et des montagnes voisines. Les mains chargées de fleurs, elles s’approchent timides, n’osant céder à leur envie de toucher à la divine toison, et déploient au-dessus des époux leurs voiles parfumés.

Après les descriptions développées d’Apollonius, il est curieux de lire les neuf vers où Virgile a enfermé sa puissante imitation ; non pas pour comparer, car son dessein est très différent, et les traits qu’il imite avec le plus d’exactitude n’appartiennent même pas à ce passage des Argonautiques ; mais, pour reconnaître une fois de plus combien son œuvre, indépendamment de la beauté supérieure des vers, vaut par une harmonie de composition qui vient avant tout d’une conception forte et une. Et cependant ici il plie la religion à ses combinaisons particulières avec une liberté au moins égale à celle des alexandrins. Il donne à Junon, qui préside à l’union d’Énée et de Didon comme à celle de Jason et de Médée, le nom respecté de Pronuba, un de ceux qu’elle porte comme déesse du mariage légitime, précisément au moment où elle assure le succès d’une surprise de l’amour et emprunte le rôle de Vénus. De la part du pieux Virgile, la hardiesse est assez grande. Cette confusion volontaire qu’il fait dans un passage capital ne trompe ni Didon elle-même, malgré ses efforts pour s’abuser, ni surtout Énée, qui ne sait que trop nettement la valeur d’un tel engagement ; il faut croire cependant qu’elle trompe le lecteur, car elle n’a été relevée par personne. C’est que l’imagination est fortement saisie et par le trouble de la nature, que Junon, fidèle cette fois à son caractère, associe à cette funeste union, accomplie au milieu des bruits de la tempête et des hurlemens des nymphes sur les montagnes, et par l’entraînement fatal de la passion. L’équivoque calculée du poète disparaît dans le mouvement qui emporte tout. La Didon de Virgile, toutes les fois qu’il s’est souvenu d’Apollonius, nous ramène invinciblement à elle et nous retient. Il est à remarquer que cet amour, qui n’était qu’un épisode et tenait beaucoup moins au fond du sujet dans l’Énéide que celui de Médée dans les Argonautiques, y est rattaché par des liens si intimes qu’il fait corps avec le poème.