Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/119

Cette page a été validée par deux contributeurs.
113
L’ALEXANDRINISME.

l’homme pour qui elle a trahi les siens, se sentant à la merci d’une troupe d’étrangers, les périlleuses aventures qu’elle partage l’amènent chez la sœur de son père. Est-ce enfin pour y trouver un appui ? Circé, avec une sévérité qu’on n’attendrait pas de son caractère mythologique, la condamne en repoussant ses prières et la chasse toute tremblante. Au milieu de tant d’épreuves, la pitié du poète lui ménage dans l’avenir une consolation : après sa vie en ce monde, elle se reposera dans la plaine élyséenne, où elle deviendra l’épouse d’Achille. Mais ce mouvement d’humanité, autorisé d’ailleurs par certaines traditions, ne profite ni à Médée, qui n’en sait rien, ni au poète lui-même, qu’il inspire fort malheureusement. C’est Thétis qui est informée de cet arrêt de la destinée ; Junon le lui apprend en lui demandant ses bons offices pour que les Argonautes traversent impunément les Roches errantes, et, comme Médée est sur le navire Argo, elle use par anticipation de cet argument inattendu : « Belle-mère, secours ta bru ! »

Quant au mariage avec Jason, le seul auquel pense Médée, elle l’obtient enfin, mais au prix de quelles angoisses et sous quelle triste impression de nécessité ! Tout d’un coup, pendant la nuit, Jason apprend que, s’il n’a pas épousé Médée avant le lendemain matin, le roi Alcinoüs ne s’opposera pas à ce qu’elle soit emmenée par la nombreuse armée qu’Éétès a envoyée à sa poursuite. Il faut rendre à Jason la justice de dire qu’il ne fait aucune difficulté ; mais on avouera que ce mariage improvisé par contrainte est médiocrement favorable à la dignité des deux amans. Et pourtant on aurait tort de prêter ici à l’auteur l’intention d’humilier complètement son héroïne. C’est, au contraire, le moment où s’arrête cette pensée morale qui paraît l’avoir guidé jusqu’ici. Le fratricide est expié ; les rites de l’expiation, minutieusement décrite, ont été accomplis dans le palais de Circé ; Médée a recouvré son innocence, et, avant de l’abandonner à sa sombre destinée au-delà des limites du poème, Apollonius se croit libre de faire du mariage lui-même une scène brillante où il déploiera toutes les ressources de son invention et de son art. Ce morceau est, en effet, un de ceux qui prêtent le mieux à l’étude du talent d’Apollonius.

Des deux parties dont il se compose, la célébration de l’hyménée et la fête du lendemain, la première est de beaucoup la plus remarquable. La seconde, un peu confuse et un peu chargée, où les petites combinaisons du poète, ses recherches ingénieuses, son souci de la grâce et du pittoresque en même temps que de l’érudition mythologique se distinguent facilement, marque bien, en somme, un dessein arrêté de rassembler sur la description du mariage de Médée et de Jason les seuls rayons de lumière heureuse

tome lx. — 1883.8