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L’ALEXANDRINISME.

de la mer que la ville naissante élève ses magnificences. Sur la mer, Didon voit du haut de son palais fuir le vaisseau d’Énée, et bientôt la clarté de son bûcher ira l’y poursuivre ; dans les forêts se répandent les chasses des deux amans. Par instans, le drame semble tout pénétré de ces impressions de la nature voisine. De là le pathétique particulier de la plainte de Didon, enviant la facile et paisible innocence de la bête sauvage :

Non licuit thalami expertem sine crimine vitam
Degere more feræ !…

Ce cri de l’âme humaine rejetant sous la fatale étreinte du mal le triste privilège de la passion, de la souffrance morale et du crime, dépasse la portée d’Apollonius, de même qu’en général il n’atteint pas à cet art supérieur de composition qui réunit dans un ensemble harmonieux ce que le poète imite et ce qu’il invente.


III.

La peinture elle-même de l’amour de Médée est d’une incontestable beauté ; mais si l’on y recherche les signes de l’alexandrinisme, qui se compose surtout de faiblesses, il faut bien avoir le courage d’y introduire la critique. Je ne voudrais pas abuser de la comparaison avec Virgile, qui s’est proposé un autre objet : il a voulu faire une tragédie et nous a donné, en effet, la plus touchante de l’antiquité. Mais comment ne pas remarquer combien Apollonius, qui, sans viser aux grands effets pathétiques, prétendait assurément être un peintre dramatique de la passion, paraît moins vivant ? Ce n’est pas que la jeune fille n’agisse sous nos yeux, qu’il ne nous la fasse entendre, et qu’il ne nous charme par beaucoup de traits naturels. Mais dans ses longs développemens tout est successif ; il ne connaît pas cette puissante concentration de la vie qui ne se révèle qu’aux grands artistes ; il a peu de ces expressions concises qui abondent chez Virgile, de ces mots qui font pénétrer au fond de l’âme et ouvrent d’un seul coup à l’imagination la vue de toute une scène. Ce n’est pas non plus qu’il ne nous montre les gestes et les attitudes de ses personnages. Il y a, au contraire, chez lui, une plastique très étudiée. Voici Médée après ces effusions où sa passion s’est livrée tout entière à l’étranger dont elle s’est faite la complice contre son père. Elle est revenue chez elle sans avoir conscience de ses mouvemens, sans voir ses compagnes qui l’entourent, sans