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L’ALEXANDRINISME.

fait goûter à tous une fois de plus la vivacité de sa sensibilité littéraire. Un excès de scrupule a empêché M. Couat de remplir complètement une tâche à laquelle l’ensemble de ses travaux le préparait mieux que personne. En restreignant trop son appréciation d’Apollonius, il a fait un sacrifice qui atteint son sujet dans le vif. Quel intérêt n’y avait-il pas pour lui à marquer nettement, dans l’œuvre capitale des alexandrins, tout entière conservée à notre étude, la nature et le degré de puissance de l’alexandrinisme !

La première chose à remarquer dans la peinture de l’amour de Médée, c’est son étendue ; elle remplit le quart du poème : presque tout le troisième livre, qui est placé sous l’invocation d’Érato, la muse de la poésie amoureuse, et une partie du quatrième. N’y a-t-il pas là une disproportion ? M. Couat montre pour quelles raisons cette disproportion était inévitable. La légende des Argonautes, quels qu’en eussent été les caractères primitifs, et quand même les grandes idées épiques, comme l’idée religieuse d’expiation, y auraient tenu dans l’origine une place importante, était devenue de bonne heure, par un mouvement naturel, presque exclusivement une légende d’aventures ; et parmi ces aventures la plus intéressante, l’aventure décisive, puisque d’elle avait dépendu le succès de l’entreprise, était l’enlèvement de Médée avec ses causes et ses conséquences, sa passion violente, ses enchantemens, ses fureurs de jalousie et de vengeance. Il y avait là une riche matière sur laquelle s’exercèrent de préférence les poètes, surtout les tragiques et les élégiaques, et où, depuis Euripide, la peinture de l’amour prit une importance croissante. Les élégies d’Antimaque, puis celles de Callimaque, apportèrent à Apollonius une tradition poétique si bien établie qu’il ne pouvait guère se dispenser de la suivre. Voilà une première raison qui explique l’étendue des développemens sur Médée dans le poème des Argonautiques. En voici une seconde : c’est que l’amour figurait au premier rang dans les goûts littéraires des alexandrins comme dans les mœurs de leur société. Il était la principale inspiration de ces recueils célèbres d’élégies de Philétas, d’Hermésianax, de Phanoclès, d’Alexandre d’Étolie, qu’avait suscités l’imitation de la Lydé d’Antimaque. L’imagination se plaisait aux récits d’amours extraordinaires, que recueillait la curiosité de l’érudition mythologique. On s’intéressait aux peintures de la passion ; on en aimait surtout les raffinemens et les mignardises. M. Couat remarque spirituellement qu’il y a en chacun de nous un secret penchant pour les sentimens faux. Chez les alexandrins ce penchant se montra fort à découvert. Leur galanterie fit fleurir la poésie anacréontique avec ses finesses et ses grâces précieuses. C’est chez eux que s’est formée cette langue que le roman sentimental et même la haute poésie