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REVUE DES DEUX MONDES.

II.

La ressemblance d’Apollonius avec Callimaque est la meilleure preuve que dans leur querelle c’est le dernier qui avait raison. Et cependant, en dépit de la logique, il est heureux qu’Apollonius n’ait pas écouté Callimaque. L’esprit souffle où il veut et comme il veut. L’épopée des Argonautiques est en général faible et froide ; ni la conception, ni le plan, ni l’action, ni les caractères, ni le style n’ont assez de force et de grandeur ; elle manque de simplicité, d’abandon, de pathétique ; enfin cette tentative pour accorder Homère avec le génie alexandrin a eu le sort auquel elle était condamnée d’avance : elle a échoué. Il n’en est pas moins vrai que, grâce à une partie considérable de son poème, celle où est peint l’amour de Médée, le poète a laissé une trace profonde et durable. Il a eu la gloire d’inspirer Virgile dans le ive livre de l’Énéide : quel titre aux hommages de la postérité ! et comme les autres épiques alexandrins, Euphorion, Rhianus et Callimaque lui-même avec son Hécalé restent loin derrière lui ! Une chose bien remarquable, c’est que le poète qui, au début, avait été proscrit par le Musée, s’est trouvé en définitive élever le monument de l’alexandrinisme. Les Argonautiques en sont l’œuvre la plus forte, et c’est, de plus, celle qui a survécu.

Ce fait aujourd’hui est le plus intéressant pour la critique. Il restait à l’étudier, même après l’analyse qui en a été publiée ici même[1], il y aura bientôt quarante ans, par Sainte-Beuve. Dans le premier zèle de cette demi-révélation qui rappelait au public l’existence d’un poète de grand talent, Sainte-Beuve n’est pas toujours assez éloigné de combler l’immense intervalle qui sépare Apollonius de Virgile. Pour lui, Apollonius est un ancien, et ce terme général, — sous lequel pendant si longtemps on a confondu dans la critique d’art les diverses périodes de la sculpture grecque et même la sculpture grecque et la sculpture romaine, — lui sert à noter certaines beautés d’un caractère très alexandrin. Aujourd’hui, à défaut d’autre avantage, nous avons gagné la bonne habitude d’y regarder de plus près et de distinguer les dates. C’est ce qu’il y avait à faire pour la Médée des Argonautiques, et ce n’était pas manquer de respect à la mémoire de l’éminent critique que de reprendre à la lumière de l’histoire, et dans un esprit plus exact, un travail où d’ailleurs il avait

  1. La Médée d’Apollonius (Revue des Deux Mondes, 1845, t. iii, p. 890 et suiv.).