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Salahié tout un corps d’armée commandé par Mahmoud-Samy, dont le rôle devait être de prendre les Anglais à revers, tandis que les régimens d’Arabi les attaqueraient en face. Ce corps fut chargé de soutenir l’assaut de Ghassasin. Le sous-chef d’état-major, Mohamed-Choukry, dont j’ai déjà cité plusieurs récits, faisait partie de cette expédition, et il l’a racontée dans sa déposition judiciaire de la manière la plus curieuse. On va voir comment les soldats égyptiens se sont battus. Mahmoud-Samy commandait en chef ; il avait sous ses ordres Soliman-Samy, l’incendiaire d’Alexandrie. On se mit en marche la nuit. « Chemin faisant, dit Mohamed-Choukry, je prêtai l’oreille aux conversations des soldats et je me convainquis qu’ils étaient poussés par la force, qu’aucun d’eux n’avait la moindre volonté ni le moindre désir de faire la guerre. Ils disaient à haute voix aux officiers : « Où nous emmenez-vous ? Est-ce que nous sommes vos esclaves ? Vous êtes à cheval et vous nous avez assommés par la marche. Laissez-nous nous reposer ou nous nous assoirons de nous-mêmes. Dieu fasse que vous perdiez la bataille et qu’aucun de vous n’en réchappe ! » D’autres expressions de surexcitation et de blasphèmes n’étaient pas épargnées. Les officiers, et surtout Soliman-Samy, cherchaient à les calmer, mais en vain. » Voilà où en était l’armée égyptienne, corrompue par plusieurs mois de violence et d’indiscipline, conduite d’ailleurs par des chefs dont elle comprenait l’incapacité et pour lesquels elle n’avait que du mépris ! Arrivé sur le champ de bataille, Soliman-Samy, convaincu que la victoire ne pouvait venir que d’en haut, s’éloigna de ses soldats de 200 mètres environ, et s’assit par terre pour commencer des prières avec un homme tout nu, idiot, nommé El-Cheik-Salem, à la sainteté duquel il croyait et qu’il adorait presque. Quant à Mahmoud-Samy, il marcha en reconnaissance : on apercevait au loin sa couffieh brodée d’or qui étincelait au soleil. Lorsqu’on ne l’aperçut plus, Mohamed-Choukry se vante, à tort ou à raison, d’avoir trahi ses compagnons d’armes en abusant de la sottise de Soliman-Samy pour lui persuader de faire une fausse manœuvre qu’il se chargea d’exécuter, et qu’il fit dégénérer en débandade générale. Après quoi, il revint auprès de Soliman-Samy et lui laissa croire qu’il ne l’avait quitté que de quelques pas et qu’il n’avait pris aucune part à ce qui venait de se passer. Il intitule cette partie de son récit dans sa déposition écrite : Le grand service que j’ai rendu à son altesse le khédive, et il s’honore grandement d’un acte de défection devant l’ennemi dont tout autre qu’un Égyptien n’aurait même pas osé faire l’aveu.

Rentré le soir à Salahié, Mohamed-Choukry y trouva Soliman-Samy cherchant partout son armée et promenant toujours son cheik nu et idiot, ainsi que Mahmoud-Samy, qui ne comprenait rien à ce qui