Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vite à ses ordres, poussait aux massacres, faisait régner dans tout le pays une épouvantable panique. Pour remonter le courage de ses soldats, il les livrait aux jongleries du plus absurde fanatisme. Tandis que le général Wolseley débarquait lentement ses troupes et faisait ses préparatifs de campagne à l’abri des entreprises de l’ennemi, le camp de Kafr-el-Dawar était rempli de cheiks et de derviches qui distribuaient aux soldats des petits papiers couverts de versets du Coran. C’étaient des talismans. Chacun de ces petits-papiers donnait à celui qui le possédait le pouvoir de tuer vingt-cinq Anglais. Les plus habiles volaient les derviches afin d’augmenter leur puissance destructive. Au bout du compte, la distribution de bons pour le meurtre des Anglais avait été si complète que les soldats en étaient arrivés à se persuader, par un calcul très simple, qu’ils tenaient entre les mains de quoi écraser, non-seulement tous les Anglais débarqués en Égypte, mais tous ceux qui étaient restés en Angleterre et qui s’y croyaient, les imprudens ! à l’abri des coups des Égyptiens. « Pourquoi, disaient-ils entre eux, ne profiterions-nous pas de notre force ? Détruisons l’armée anglaise jusqu’au dernier homme ; puis montons sur les bateaux qui l’ont transportée et qui seront vides, pour aller faire la conquête de Londres. » Londres l’a échappé belle ! Les bulletins de victoire d’Arabi étaient conçus dans le même esprit que les conversations de ses soldats. Chaque jour, on télégraphiait au Caire quelque nouveau triomphe de l’armée de la foi, triomphe chèrement acheté, car les Anglais usaient dans la bataille des moyens les plus barbares. N’avaient-ils pas fait venir plusieurs navires chargés de dogues pour les lancer sur les lignes égyptiennes ? Par bonheur, Arabi, plus fin qu’eux, s’était muni de millions de boulettes empoisonnées, sur lesquelles les dogues avaient sauté tout d’abord. Ils étaient tombés foudroyés. C’est ainsi qu’Arabi, Toulba et ses amis, ces grands généraux que la France croyait invincibles, comprenaient la guerre. Un de mes amis, causant avec Arabi, lui disait : « Mais comment battrez-vous les Anglais, puisque vous n’avez pas pu battre les Abyssins ? — Oh ! les Abyssins étaient autrement dangereux. Ils avaient des lances de vingt pieds de long. Que voulez-vous faire contre des gens qui ont des lances de vingt pieds de long ? »

Pendant qu’on se berçait ainsi à Kafr-el-Dawar d’illusions enfantines, le général Wolseley occupait le canal, et s’apprêtait à marcher sur Zagazig et, de là, sur le Caire. Il fallut se replier au plus vite, et élever contre l’ennemi une nouvelle barrière. Arabi se porta à Tel-el-Kébir ; mais il ne sut pas y concentrer ses forces. On ne s’explique pas pourquoi, le plan des Anglais étant devenu si évident, Abdet-Al fut laissé à Damiette avec le régiment nègre, c’est-à-dire