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regards. Que veut-on de plus? Il est évident aujourd’hui, qu’après quelques années de la politique régnante, la France est à peu près dans un isolement complet en Europe. Elle ne peut compter ni sur des alliances ni sur des amitiés. L’armée reste toujours sans doute par son courage à la hauteur des rôles qu’elle pourrait avoir à remplir; mais elle est sans cesse menacée de tant de réformes qu’elle ne sait plus ce qu’elle sera demain. Les finances sont en déficit croissant, et M. Tirard aura certes de la peine à guérir le mal ou à le pallier. La magistrature est plus que jamais livrée aux exécutions de M. le garde des sceaux. Voilà le dernier mot de la politique du jour. Si M. le président du conseil se flattait par hasard de pouvoir continuer ce système, même avec quelques atténuations nouvelles, il n’aurait évidemment rien fait, il n’aurait remédié à rien, et le renvoi de M. le général Thibaudin n’aurait d’autre valeur ou d’autre intérêt que d’être le dénoûment d’un conflit tout personnel.

Si M. le président du conseil, qui ne manque pas de résolution, accepte, au contraire, toutes les conséquences d’une rupture déclarée et définitive avec le radicalisme, il est clair qu’il doit changer de système pour se faire de nouveaux alliés. Les modérés ne peuvent le soutenir s’ils ne trouvent pas dans une politique suffisamment rectifiée des gages et des assurances pour leurs opinions. Ce serait de leur part une pure duperie de se prêter indéfiniment à ce jeu qui a trop souvent consisté jusqu’ici à leur demander un appui ou un vote de résignation pour des mesures qu’ils ne cessent de condamner, pour une politique dont ils n’ont cessé de signaler les dangers. La difficulté, dit-on, est d’accomplir cette évolution au milieu des passions du jour, dans un parlement livré à toutes les ardeurs, à toutes les divisions des partis. M. le président du conseil est exposé à perdre l’appui de certaines fractions républicaines assez avancées sans trouver une compensation suffisante dans le camp modéré et à n’avoir plus de majorité. C’est possible. Manœuvrer devant l’ennemi n’est jamais facile. Il n’est pas moins vrai que c’est aujourd’hui la seule tentative honorable, digne de séduire une ambition virile, que c’est sur ce terrain seulement qu’on peut combattre avec quelque profit, avec quelque chance de réparer une partie du mal qui a été fait depuis quelques années. Et puis, en définitive, que risque M. Jules Ferry, après le coup qu’il vient de frapper par l’exécution de M. le général Thibaudin? S’il n’a pas fait assez pour se créer la position d’un chef de ministère modéré, il a déjà trop fait pour pouvoir se promettre de rallier un jour ou l’autre les radicaux à sa cause. M. le président du conseil aura beau faire, il aura beau rappeler ses campagnes contre les congrégations ou pour l’enseignement laïque et se guinder dans son orgueil : il est désormais suspect. Le voilà, lui aussi, classé parmi les orléanistes, les cléricaux, les réactionnaires et les monarchistes !