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dans sa forteresse. Il se disait, lui aussi, qu’on n’oserait l’atteindre, et il n’était sûrement pas disposé à s’en aller de lui-même. Aussi est-il resté quelque peu abasourdi sous le coup qui l’a frappé, et il a adressé comme testament à M. le président de la république une lettre au moins bizarre où, sous prétexte de se défendre, il justifie tout simplement l’exclusion dont il a été l’objet. Il prétend avec mélancolie qu’en le frappant pendant l’absence du parlement, « ses ennemis politiques » ont voulu le placer dans « l’impuissance calculée de soumettre ses actes aux représentans du pays. » De quels « ennemis politiques » parle donc M. le général Thibaubin ? Il n’a dû quitter la place que par la volonté de M. le président du conseil, qui a eu manifestement en cela l’appui des autres membres du cabinet; mais s’il en était ainsi, si cet état d’inimitié politique dont parle M. le général Thibaudin existait entre le dernier ministre de la guerre et ses collègues, il est tout simple que la séparation ait été prononcée; on ne pouvait pas vivre ensemble, et lorsque M. le général Thibaudin se plaint aujourd’hui d’être privé du droit d’aller défendre ses actes devant le parlement, quelle idée se fait-il donc de son rôle et des conditions parlementaires? Est-ce qu’il était au ministère de la guerre pour représenter une politique? Est-ce qu’on ne tomberait pas dans la plus complète anarchie le jour où le parlement aurait à décider entre le président du conseil et un de ses collègues?

Le fait est que M. le général Thibaudin aura été un ministre de la guerre passablement étrange. Compromis par la manière même dont il est arrivé au pouvoir, subi par l’armée, suspect à la plupart de ses collègues du cabinet, il n’a eu d’autre ressource que de chercher un appui parmi les politiques du radicalisme, qui se sont sentis heureux d’avoir par lui la main dans toutes les affaires militaires. Il a ouvert à ces singuliers auxiliaires les portes de son administration, il les a admis dans ses conseils ; il leur a permis de pénétrer dans ses archives, de chercher dans ses dossiers les moyens d’attaquer les plus vaillans serviteurs du pays. Il n’est pas une de leurs fantaisies devant laquelle il ne se soit arrêté ou qu’il ne se soit empressé de satisfaire. M. le général Thibaudin a certainement fait peu de chose, depuis dix mois, pour les vrais intérêts militaires dont il était le gardien et le défenseur; en revanche, il a passé son temps à introduire la politique dans l’armée, à affaiblir le sentiment de la discipline et l’esprit militaire en favorisant parmi les officiers le dégoût de l’uniforme, en montrant que le premier des titres était de tout sacrifier à un parti. Récemment encore, quelques jours à peine avant sa sortie du ministère, il avait imaginé de mettre à la disposition du radicalisme, qui n’y regarde pas de si près, une des armes les plus décriées, les plus dangereuses du régime impérial. Il publiait une circulaire qui soumettait la gendarmerie à un service de police politique. Ces malheureux gendarmes,