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plus redoutables, parce qu’on aurait pu s’en servir pour couvrir de boulets l’armée assiègeante. Seulement, ces forts étaient presque complètement dépourvus de canons. Aussi n’est-il pas douteux que les Anglais auraient enlevé les lignes de Kafr-el-Dawar comme ils ont enlevé celles de Tel-el-Kébir ; ils y auraient seulement perdu quelques hommes de plus, à cause de l’impossibilité de les tourner et de la nécessité de les aborder de front, à découvert, en suivant une langue de terre étroite resserrée entre le canal Mamoudieh et les lacs ; mais la politique, bien plus que la stratégie, les a décidés à choisir le canal de Suez pour en faire la base de leurs opérations. Peut-être aussi n’étaient-ils pas fâchés de prolonger quelques semaines la campagne, afin d’en exagérer les difficultés aux yeux de l’Europe. Ils ont donc perdu beaucoup de temps à faire des manœuvres trompeuses autour d’Alexandrie, à feindre de vouloir bombarder Aboukir et Damiette, enfin à débarquer sur le canal de Suez. Pendant ce temps, Alexandrie restait exposée à un coup de main.

Si l’armée égyptienne avait été capable de la moindre initiative, si elle avait eu le moindre renseignement sur les forces médiocres qui se trouvaient devant elle, il lui aurait été fort aisé de reprendre la ville qu’elle venait d’incendier, de s’emparer du khédive, et d’obliger peut-être les Anglais à modifier tous leurs plans. Mais elle était occupée de soins beaucoup plus graves. Arabi travaillait uniquement à révolutionner le pays. Il avait créé au Caire un prétendu conseil de gouvernement auquel il imposait par la violence les résolutions les plus insensées. Tantôt le conseil déposait le khédive, tantôt il ordonnait la levée en masse de la nation. On recrutait, en effet, tous les hommes susceptibles de porter les armes ; on formait des régimens avec les vétérans de Méhémet-Ali, vieillards encore pleins de feu, mais tellement affaiblis par l’âge qu’ils avaient de la peine à tenir leur fusil. Cependant on m’a affirmé, et je crois aisément, que ce sont presque les seuls qui se soient battus, et que, sur le champ de bataille de Tel-el-Kébir, la plupart des morts avaient la barbe blanche et les traits vieillis. On réunissait aussi les gaffirs (gardes des villages), on armait indistinctement tous les fellahs, valides ou non, qu’on parvenait à ramasser. Est-ce à dire que l’armée d’Arabi ait atteint les chiffres fantastiques qu’on a expédiés en Europe ? Non certes. Jamais elle n’a dépassé trente ou quarante mille hommes, et quels hommes ! des paysans arrachés à leur charrue, de vieux soldats pliant sous l’âge et les fatigues, des gens débiles, sans aucune habitude des armes, des valétudinaires ou des poltrons.

C’est avec de pareilles forces qu’Arabi allait lutter contre l’Angleterre. En attendant, il tranchait plus brutalement que jamais du dictateur, destituait tous les moudirs qui n’obéissaient pas assez