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Mlle Desclée était une artiste de genre, uniquement douée, agitée d’un démon nouveau, mais une artiste de genre; le temple de son génie devait être capitonné par un tapissier parisien; Mme Sarah Bernhardt s’est formée sous les portiques de la tragédie; elle a bien pu y introduire une grâce lyrique toute moderne et des façons nerveuses qui ne sentent pas l’ancien; pourtant l’art classique l’a sacrée, elle joue d’un autre style : la comédie parisienne, avec elle, s’élargit et s’élève.

On n’est pas impunément tragédienne, si rare comédienne qu’on puisse devenir. Mme Sarah Bernhardt joue les deux premiers actes de Froufrou avec un art à la fois très personnel et très consommé, mais qui se fait sentir; cette gaîté est voulue, cette insouciance est feinte, cette inconscience n’est qu’un étourdissement volontaire : on sent tout de suite le dessous tragique de la comédie et le frémissement de la lave qui jaillira tout à l’heure. Plutôt que Froufrou, c’est la Renée Mauperin de MM. de Goncourt, à qui parfois on l’a comparée. Renée Mauperin est définie par son ami Denoisel « une mélancolique tintamarresque; » elle essaie, par son tintamarre, d’étourdir sa mélancolie; c’est une âme fière, et, à vingt ans, déjà trempée d’amertume; elle a jugé la vie à l’école désabusée de Denoisel. Mais Froufrou!.. Ce n’est ni de sa petite cervelle ni des leçons de Brigard qu’elle tirerait un grain de mélancolie; elle n’a de commun avec Renée que certaines façons d’enfant mal élevée ; elle n’est pas une philosophe qui secoue des grelots; elle est le grelot lui-même. C’est à la fois ce qui fait le charme propre du personnage et la valeur générale du type. Mais du milieu de la comédie, dès que le drame se lève, Mme Sarah Bernhardt lui communique une noblesse et une puissance nouvelles : quand Froufrou, au troisième acte, éclate en reproches contre sa sœur, ce n’est plus seulement une crise de nerfs, mais une crise d’âme qui nous émeut; la force de ce tragique moderne est incomparable. Me sera-t-il permis de regretter quelques jeux de scène un peu trop yankees, — le supplice d’un coussin déchiqueté pendant un quart d’heure par la main fiévreuse de l’héroïne, — un mouchoir réduit en charpie ? Ces moyens, de même que certaine lutte avec M. Marais au quatrième acte, me paraissent d’une violence un peu grossière et trop indignes du reste : c’est que le reste, en deux mots, est admirable.

Ce quatrième acte, aussi bien, a maintenant un air de grandeur qui nous touche. Comme, en effet, ce palais vénitien convient à Mme Sarah Bernhardt, plutôt que la chambre d’hôtel de la rue du Petit-Musc ! J’ai dit le succès du cinquième : il n’est produit par aucun moyen de mélodrame. Lorsqu’on a joué Phèdre, doña Sol, la Dame aux Camélias et Fédora, on a bien des manières de mourir : aucune n’est plus simple que celle-ci ni plus savante, aucune d’un art plus fin et plus pur.