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ne croît que selon une progression lente. « Les étoiles, dit M. Ribot, si brillantes pendant la nuit, n’apparaissent plus pendant le jour, et la lune pâlit devant le soleil. » Les grands concerts vocaux et instrumentaux où les exécutans se comptent par centaines ne produisent pas, à beaucoup près, l’effet qu’on en eût pu attendre : un nombre double de chanteurs ne produit pas sur notre oreille une sensation d’une intensité double. De là la fameuse loi de Fechner sur l’accroissement relatif des excitations et des sensations. Déjà Laplace avait fait observer que la jouissance attachée à la fortune ne croît pas comme la fortune même; il était allé jusqu’à dire que la jouissance morale croît plutôt comme le logarithme de la richesse matérielle. Fechner a exprimé sa loi dans une formule analogue : la sensation croît comme le logarithme de l’excitation. L’exactitude mathématique et absolue de cette loi a été contestée avec raison, principalement par M. Delboeuf ; mais ce qui demeure incontestable, c’est que, plus une excitation est déjà forte, comme celle d’une liqueur alcoolique, plus forte doit être l’excitation ajoutée pour produire une différence perceptible : la sensation croît donc bien plus lentement que l’excitation. Cette loi s’explique par l’usure des nerfs. Toute excitation produit un double effet : elle est cause de sensation, et elle est cause aussi d’épuisement nerveux; or l’épuisement diminue la sensation[1]. Le toucher, après s’être exercé sur des objets rudes, ne sent bientôt plus les aspérités; une saveur acre enlève momentanément le goût; une odeur forte, l’odorat; une rose dont on respire d’abord le parfum avec plaisir ne procure plus aucune sensation au bout de quelques instans. Regardez un objet très rouge, puis un objet blanc, le blanc vous paraîtra verdâtre; c’est que les nerfs du rouge sont émoussés, et ceux de la couleur complémentaire, qui avec le rouge forme le blanc, ne le sont pas; de là, en présence de l’objet blanc, la prédominance des sensations qui produisent le vert. En général, une seconde sensation ne peut jamais être aussi forte que la première : c’est ce qui cause la déception des buveurs de liqueurs fortes, qui ne peuvent accroître un peu leurs sensations qu’en augmentant beaucoup la dose des excitans[2].

  1. Voir sur ce point M. Delbœuf, Examen de la loi psychophysique.
  2. Nous ne voyons pas que la loi de Fechner réduise la conscience, comme M. Ribot semble le croire, à un jeu d’optique en grande partie illusoire, car l’illusion porte bien plutôt sur l’objet extérieur que sur l’état de conscience lui-même : ce sont nos inductions et non pas notre conscience qui sont ici suspectes. Par exemple, si la confiance n’augmente pas sa sensation de son dans la même mesure que l’excitation extérieure, c’est que, nous venons de le voir, l’usure des nerfs contre-balance en partie cette excitation : la conscience est donc fidèle dans son apparente infidélité et reflète l’état exact, sinon des objets extérieurs, du moins du système nerveux.