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où elle semble vide de sentimens, de pensées et d’actes, projetez un rayon d’attention, comme dans une chambre obscure un faisceau de lumière, et vous verrez se mouvoir en vous-même un monde de petits sentimens ou de petites perceptions, semblables aux atomes de poussière qui deviennent visibles dans le rayon de soleil. Regardez attentivement en vous au moment où vous semblez dans un état neutre d’indifférence et d’équilibre, tout d’abord vous n’apercevez rien de distinct; puis, peu à peu, quelque chose se détache et se laisse entrevoir : c’est un mouvement instinctif, c’est un geste involontaire, un sentiment confus, un sourd malaise dans quelqu’un de vos organes, qui va croissant et s’accusant à mesure qu’on y réfléchit, comme ces douleurs que les malades trop attentifs à leur mal finissent toujours par découvrir en eux-mêmes : à force de s’écouter, ils s’entendent toujours. Pendant que vous prêtez ainsi l’oreille aux voix intérieures, les voix du dehors s’effacent dans la proportion où les premières s’accusent; vous n’entendez plus le bruit de la rue, vous n’entendez plus la conversation qui se fait près de vous, vous ne voyez plus les objets qui vous environnent ; ou plutôt, vous entendez toujours, vous voyez toujours, mais, semble-t-il, sans en avoir conscience. Et la preuve que vous avez entendu, c’est qu’une parole prononcée tout à l’heure pourra soudain vous revenir à l’esprit. Voulez-vous, par une expérience inverse, refuser votre attention au dedans pour la reporter au dehors, vous perdrez peu à peu la conscience de votre état propre : fussiez-vous en proie à une souffrance assez vive, vous finirez par l’amoindrir et par l’oublier dans l’intérêt d’un entretien ou, comme faisait Pascal, dans la recherche d’un problème; cependant la douleur existe toujours et vous la retrouvez quand vous revenez à elle : elle est là, sur le seuil de votre conscience, qui vous attend.

Il y a donc dans l’esprit, comme disent les Allemands, un « côté nocturne. » La réflexion ne saisit que ce qui est éclairé; elle n’aperçoit que les masses, non les élémens intimes : si nous avions une sorte de microscope intérieur, nous découvririons sans doute un monde de petites sensations, de sourdes pensées, de tressaillemens et de mouvemens imperceptibles dans ce qui semblait d’abord simple et indécomposable.

Leibniz, le premier, a montré le rôle des sentimens sourds, des petites « perceptions sans aperception, » c’est-à-dire sans réflexion. L’inventeur du calcul infinitésimal ne pouvait manquer d’attribuer une importance décisive à ces « infiniment petits » qui forment la trame continue de la conscience, aussi impossibles à saisir dans leur petitesse que les momens de la durée ou les points de l’espace. Kant reconnut à son tour l’existence de représentations obscures ;