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encore assez jeune pour avoir peut-être à lutter contre l’amour, contre la passion proprement dite. Cette éventualité de mon âge, de ma situation et de la destinée des femmes artistes m’effrayait beaucoup et, résolue à ne jamais subir d’influence qui pût me distraire de mes enfans, je voyais un danger moindre, mais encore possible, dans la tendre amitié que m’inspirait Chopin. » Convenons que l’aveu n’est guère flatteur. Celui que les duchesses avaient bercé sur leurs genoux devait, à certains momens d’aspiration intense, exiger plus, et qui nous racontera ses révoltes et ses désespoirs, en découvrant, — lui, si inquiet, si jaloux, si fureteur en matière de perception, — ce qu’une femme ne saurait longtemps cacher au moins enquêteur des amans? On a beau vivre dans un empyrée de nuages d’or et de parfums, noyer son imagination dans l’absolu et les monologues, on n’en éprouve pas moins un affreux malaise quand, au sortir de son rêve d’idéal, on s’aperçoit que cette femme, cette maîtresse tant aimée et désirée, n’a pour vous que de la compassion, et qu’à défaut de sa fidélité, elle vous garde sa constance. « Chopin m’accordait un genre d’amitié qui faisait exception dans sa vie. Il avait sans doute peu d’illusions sur mon compte, puisqu’il ne me faisait jamais redescendre dans son estime ; c’est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie[1]. » Cette bonne harmonie dura huit ans, labourée des plus atroces alternatives. « Chopin, fâché, était effrayant, et comme, avec moi, il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir. »

Modeste par principes, doux par habitude, langoureux par tempérament et plein d’orgueil, Chopin était un résumé d’inconséquences, il se dégoûtait et se reprenait avec la même facilité ; un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantait. Un trait qu’on raconte prouve combien peu il mesurait ce qu’il accordait de son cœur à ce qu’il exigeait de celui des autres. Il s’était vivement épris de la petite-fille d’un maître célèbre ; il songea à la demander en mariage dans le même temps où il poursuivait la pensée d’un autre mariage d’amour en Pologne. La jeune fille lui faisait bon accueil et tout allait pour le mieux lorsqu’un jour qu’il entrait chez elle avec un autre monsieur, plus célèbre à Paris qu’il ne l’était encore, elle s’avisa de présenter une chaise à ce dernier avant de songer à faire asseoir Chopin ; il ne la revit jamais et l’oublia tout de suite. Avec ces aspériiés de caractère, l’existence devient impossible. À Nohant, il s’irritait de tout, querellait le fils de la maison, s’opposait au mariage de la fille, et le plus curieux, c’est de voir le sang-froid de la mère, que pas un détail de cette vie en commun n’épouvante. Il y a même

  1. George Sand, Histoire de ma vie.