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son aiguille à tapisserie ; la comtesse Delphine essentiellement musicale, aérienne et vaporeuse dans son jeu comme dans ses attitudes. C’est elle à qui Chopin a dédié son deuxième concerto, elle encore dont la voix résonna la dernière à son oreille.

Chopin ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques concerts de début en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et à Munich, il n’en donna que peu à Paris et à Londres. « Je ne suis point propre à donner des concerts, disait-il à quelqu’un de ses amis; la foule m’intimide; je me sens asphyxié par ces haleines précipitées, paralysé par les regards curieux ; mais toi, tu y es destiné, car, quand tu ne gagnes pas ton public, tu l’assommes[1]. » Inutile de nommer ce confident; le lecteur a deviné Liszt. Un glorieux tire profit de tout, et louer le prochain lui devient occasion d’affirmer sa propre supériorité. « Chopin savait qu’il n’agissait pas sur la multitude ; » Liszt, au contraire, ne sait que trop quelle est sa puissance en pareil cas, et quand il vous parle ainsi, en l’exagérant, de la faiblesse de Chopin, il vous semble le voir mirer sa force dans cette faiblesse ; vous diriez le géant Goliath caressant de son souffle un roseau, a Sa santé lui faisait souffrir des crises dangereuses ; elle ne lui eût pas permis de se faire connaître dans toutes les cours de toutes les capitales de l’Europe, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, en s’arrêtant aux villes d’université et aux cités manufacturières, comme un de ses amis, dont le nom monosyllabique apercu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l’impératrice de Russie la fit sourire et s’écrier : « Comment ! une si grande réputation dans un si petit endroit ! » Non, vraiment on ne se dit point à soi-même ces choses-là, même sous couleur d’oraison funèbre à la mémoire d’un tendre ami. Le nom « monosyllabique » est surtout une chinoiserie qui vaut de l’or, et vous demeurez stupéfait devant cette impératrice ne voulant pas croire qu’une aussi petite ville puisse contenir un seul jour tant d’illustration.

C’est Paganini qui, le premier, ouvrit cette ère toute moderne où la personnalité d’un virtuose et sa légende agissent sur le public plus encore que le talent, si extraordinaire qu’il soit. On se souvient de ce qui se racontait alors : histoires d’enlèvemens, de maîtresses assassinées, de procès criminels, de longues années passées dans un cachot en compagnie de son seul violon, dont les cordes s’étaient toutes rompues, une excepté, la quatrième, sur laquelle il avait coniposé ces variations qui ravissaient d’extase l’uni-

  1. Ce « Tu l’assommes » est à double sens et contient peut-être plus d’ironie qu’il n’en a l’air. Car, il faut bien aussi réfléchir aux petites animosités de profession et ne pas croire que tout fût « argent comptant » entre ces deux compères toujours si prompts à se canoniser devant le public, sans que le diable y perdît rien.