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« qu’un grand chanteur doit être vertueux, » lui revient à la mémoire en écoutant, à la chambre, un discours de M. Guizot. Sa logique, brisée, saccadée, procède par fusées de métaphores qu’il vous lance à travers les jambes. Sa justice même, quand il lui arrive d’être juste, ou, pour mieux dire, impartial, conserve un air méchant et vindicatif. Toujours la question de personnes prime les autres. Comment n’a-t-il pas traité Meyerbeer après tant de bienfaits dont celui-ci l’avait comblé ! Il ne fut donné qu’à Richard Wagner de pousser plus loin cette ingratitude féroce qu’un La Rochefoucauld du boulevard a si bien dénommée l’indépendance du cœur. — Je n’affirmerais pas que Heine ait toujours ménagé Chopin ; mais, au moment où nous sommes, le virtuose est à ses yeux « le Raphaël du piano-forte. » « La gracieuse faiblesse, l’élégante impuissance, l’intéressante pâleur, » ne sont encore que pour Döhler, un pianiste blond dont la princesse Belgiojoso protégea beaucoup les débuts, ce qui, naturellement, le fit prendre en grippe par Heine, que rendaient jaloux « ces enthousiasmes hystériques des belles dames. » En fallait-il davantage pour attirer momentanément sur Chopin toutes les faveurs du correspondant de la Gazette d’Augsbourg ? Liszt nous le montre, dans une soirée, attentif à ce que lui raconte Chopin du mystérieux pays où leurs explorations à tous les deux se complaisaient. Chopin et lui s’entendaient à demi-mot, à demi-son : le musicien répondait par de surprenans récits aux questions que le poète lui faisait sur ces régions inconnues dont il lui demandait des nouvelles. — La nymphe badine continuait-elle à draper son voile d’argent sur sa verte chevelure avec la même coquetterie ? — Le dieu marin, à longue barbe blanche, lutinait-il toujours l’espiègle naïade ? — Les roses y respiraient-elles un parfum de flamme ? — Les arbres y chantaient-ils toujours au clair de lune ? — Et Chopin racontait, et tout le monde écoutait dans le recueillement du surnaturel : Meyerbeer, assis à côté de Heine, Eugène Delacroix, Adolphe Nourrit, Mme d’Agoult ; et plus loin, enfoncée dans un fauteuil, subjuguée, absorbée, Mme Sand.

À ce tableau, exclusivement romantique, on opposerait volontiers les soirées de l’hôtel Lariboisière, où la musique se déployait également, mais sous une apparence vocale beaucoup plus humaine. Là, Bellini, souriant et galant, menait le chœur des muses légères. On n’y parlait pas métaphysique ; la conversation affectait, au contraire, un air très mondain, mais seulement pendant les intervalles des morceaux, car, dès le premier accord frappé sur l’ivoire, il fallait se taire, fût-on même le fils aîné du roi. Un soir, la musique allait déjà son train, et le duc d’Orléans paraissait ne pas s’apercevoir qu’elle eût commencé. Entouré d’un groupe de femmes, il con-