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diriez un pauvre malade ébauchant un sourire par politesse ; il ignore cette santé de l’âme, cette libre et forte expansion des Bach et des Beethoven, ces grands sérieux. Quoi d’étonnant si de cette impossibilité d’être dans le présent, ses histoires de cœur se ressentirent et s’il n’eut en amour que des épisodes de galanterie ? Nous reviendrons sur le sujet à propos de la rencontre avec Mme  Sand ; en attendant, voyons-le faire son tour d’Europe.

II.

En 1830, il avait quitté Varsovie pour une excursion momentanée, lorsque la révolution du 29 novembre éclata. Obligé de rester à Vienne, il s’y fie entendre dans quelques concerts. Que la constellation politique lui fût médiocrement favorable, on le devine ; aux yeux du metternichisme anxieux jusqu’à l’épouvante, un Polonais, même pianiste, ne pouvait passer que pour un émissaire de la révolution. En outre, la noblesse et la riche bourgeoisie avaient déserté la ville à cause des progrès du choléra. « Vous venez de Paris, disait un jour à Liszt le prince de Metternich ; y avez-vous fait de bonnes affaires ? — Excellence, répondit d’aplomb le virtuose, ce sont les diplomates qui font des affaires ; moi, je ne fais que de la musique. » Pour Chopin, affaires et musique tournèrent mal ; il quitta Vienne, dans le dessein de se rendre à Londres, et, traversant Paris, s’y arrêta. Mais, là aussi, la fortune lui devait ajourner ses faveurs. En dépit des lettres de recommandation, les portes restèrent fermées ou ne s’ouvrirent d’abord qu’à demi. Un pianiste de plus ou de moins, une grande ville comme la nôtre ne se dérange pas pour si peu, surtout au lendemain d’une révolution. Qu’était-ce d’ailleurs que ce jeune homme ? Un écolier à qui les oracles de la mode conseillèrent d’aller prendre des leçons chez Kalkbrenner. Le croira-t-on ? Chopin s’y résigna ; le passé et l’avenir, la virtuosité routinière et la subjectivité poétique se rencontrèrent devant un piano d’Érard dans la personne de leurs deux représentans et dès les premiers morceaux qu’on lui joua, le vieux professeur eut conscience qu’un tel élève n’avait que faire de son enseignement. « N’importe, écrivait Chopin à EIsner, son directeur de Varsovie (novembre 1831), je ne serai jamais une copie de Kalkbrenner, et ce n’est pas encore lui qui m’empêchera de réaliser cette idée peut-être bien osée, mais inébranlable, de fonder dans mon art une ère nouvelle. »

Il convient aussi d’ajouter que, pour se distraire de ses tribulations, les jouissances musicales ne lui manquaient pas. Sous ce rapport, ses lettres à EIsner sont pleines d’enchautemens : l’Opéra et