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la manière de Callot et d’Hoffmann, ne fit que s’accentuer dans la suite ; la plupart de ses biographes l’ont signalée[1] et surtout George Sand, à qui les occasions ne manquèrent pas d’observer et d’analyser d’après nature. « C’est alors qu’après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une tristesse douloureuse, — car sa musique vous mettait parfois dans l’âme des découragemens atroces, — tout à coup, comme pour enlever l’impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il se tournait vers une glace à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate et se montrait subitement transformé en Anglais flegmatique, en vieillard impertinent, en Anglaise sentimentale, en juif sordide. C’étaient toujours des types tristes, quelque comiques qu’ils fussent, mais parfaitement compris et si directement traduits qu’on ne pouvait se lasser de les admirer[2]. » Il excellait aussi à découper des silhouettes, à crayonner des caricatures, à contrefaire les petits ridicules des amis et des hôtes de la maison. Mme Dorval et Bocage le tenaient pour un mime accompli.

Mais tout ceci concerne la période de Nohant, et nous n’en sommes encore qu’à Varsovie. Laissons-nous ici guider par Liszt, en relevant néanmoins au passage plus d’une erreur, comme quand il nous parle des munificences du prince Radziwill subvenant aux frais d’éducation. Les parens de Chopin n’étaient point gens si besogneux ; son père, suffisamment pourvu d’emplois, dirigeait un pensionnat bien acclienté ; il en sera de la pauvreté de Chopin comme de sa faiblesse de constitution, également exagérée pour les besoins de la légende. Sans être riche, sa famille n’avait aucun besoin du secours des princes, et, quant à son organisme physique, matière à tant de barcarolles et d’élégies, c’était celui d’un hypernerveux capable, — en attendant la maladie qui devait l’emporter, — de défier toutes les fatigues d’une jeunesse de travail, de voyages et d’aventures : « Dans le détail de la vie, il était d’un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c’était avec une émotion profonde qui payait l’amitié avec usure. Il s’imaginait volontiers qu’il se sentait mourir chaque jour ; dans cette pensée, il acceptait les soins d’un ami et lui cachait le peu de temps qu’il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage extérieur et s’il n’acceptait pas avec l’enthousiasme héroïque de la jeunesse l’idée d’une mort prochaine, il en caressait du moins

  1. Voyez Moritz Karazowski, Friedrich Chopin’s Leben und Werke. Voyez aussi A. Niggli sur Chopin.
  2. George Sand, Histoire de ma vie.