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nous passionne. Chopin se rendait-il bien compte de ce qu’il faisait ? ces trouvailles harmoniques, émerveillement de l’heure présente et dont il a toujours les mains pleines, sont-elles le don gratuit de la bonne fée du piano ou le résultat d’une science acquise ? Ce qu’il y a de certain, c’est que son œuvre demeure un répertoire indispensable à consulter, même pour un musicien de théâtre ; les rythmes surtout y abondent ; les rythmes, cette rareté, cette disette de notre art contemporain, vous les voyez fourmiller, naître les uns des autres par générations spontanées et poudroyer dans un même rayon de soleil. Quelle source de rajeunissement, de vie nouvelle ! car c’est de ce côté principalement que la difficulté d’être se fait sentir. Nous finissons de manger un vieux fonds appauvri ; si j’excepte Verdi, seul inventif en ce genre, je n’aperçois personne allant aux découvertes. Vous connaissez ces mannequins d’atelier qu’un peintre affuble du travestissement qui lui convient pour la séance ; il en est ainsi de nos rythmes, espèces de carcasses montées, toujours les mêmes sous la casaque d’Arlequin ou le manteau d’Agamemnon. Bizet fut, je crois, le premier chez nous à lire dans la musique de Chopin autre chose que de la poésie ondoyante et chatoyante ; il comprit tout le parti qu’une habile rénovation technique pourrait tirer de ce fouillis de richesses : accords étranges, plus qu’étranges, transitions bizarres, incohérences voulues, procédés inopinés d’harmonie contenus dans la Grande Polonaise en fa dièse mineur et dans la Polonaise-fantaisie. Il est vrai que Schumann, dès 1825, avait eu la même intuition, mais cela se passait en Allemagne. « Les meilleurs l’ont formé à leurs leçons, écrivait-il, dans la Gazette de Leipzig, Beethoven, Schubert, Field ; il emprunte à l’un ses audaces de génie, à l’autre ses tendresses de cœur, au tioisième son toucher de velours. » Il voyageait lorsque, en 1830, la voix de son peuple s’éleva ; trop loin des événemens pour accourir, il en reçut cruellement le contre-coup, et son bon génie ne le sauva peut-être de la mort que pour l’employer au combat plus utilement : les mazourkes de Chopin sont des canons braqués sous des roses.

À tout prendre, c’est un Français ; il nous appartient d’origine. Son père, Nicolas Chopin, né à Nancy en 1770, avait accompagné à Varsovie, en qualité de précepteur de ses enfans, une dame noble de la cour du roi Stanislas. C’était un homme instruit, de mœurs cultivées. Nous le trouvons en 1812 professeur à l’école d’artillerie ; marié depuis six ans, il avait à cette époque trois enfans, deux filles, dont l’aînée, Isabelle, a composé des livres d’éducation, et dont la cadette, Emilie, morte jeune, écrivait, à treize ans, des vers annonçant, au dire des biographes, une vocation poétique pareille à celle que son frère Frédéric avait reçue d’en haut pour la musique. Quant à ce