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portât ce titre : Désespoir. Il avait dit son dernier mot sur cette âme russe qu’il fouillait depuis quarante ans : il se tut. Pourtant l’artiste survivait à l’homme ; durant les crises finales, saturé d’opium et de morphine, il narrait à ses amis les rêves étranges qui le hantaient et regrettait de ne pas pouvoir les écrire : « Ce serait un curieux livre, » disait-il. L’avant-veille de sa mort, il prit encore la plume et rédigea un testament touchant, une lettre adressée à son ami Léon Tolstoy; avec cet adieu, Tourguénef expirant léguait à son rival, à son héritier, le souci et l’honneur des lettres russes; il conjurait l’illustre auteur de Guerre et Paix de reprendre ses travaux. Espérons que ce vœu sera entendu par le seul écrivain digne de ramasser la plume tombée de ces vaillantes mains. Comme un soldat frappé, Ivan Serguiévitch avait remis ses pouvoirs sur les âmes à un autre capitaine; rien ne le retenait plus, il partit pour faire ailleurs d’autres songes, plus tranquilles, plus beaux.

Ceux qu’il fit ici-bas sont laborieux et tristes. Les voilà tous, ramassés dans quelques volumes, raccourci d’une longue, d’une puissante vie humaine. Une œuvre littéraire, c’est une vie ; et de même qu’il y a dans chaque existence des jours qu’on voudrait effacer, il reste dans toute œuvre des pages qu’il eût fallu détruire. Tourguénef en a laissé échapper quelques-unes ; mais l’ensemble de son legs est bon, est sain. Disons-le bien en terminant, — parce que en dépit des doctrines contraires cela seul importe, cela seul est l’honneur de ce qui tient une plume, — dans presque tous les livres du mort, un noble souffle passe, élève et réchauffe le cœur. C’est peu de chose et c’est beaucoup, ce souffle léger resté d’une ombre, qui nourrira à jamais des milliers d’âmes. En voyant disparaître Ivan Serguiévitch, je pense à ces paysans d’Orel qui vont semant le grain dans les labours d’automne ; la plaine de blé est immense, le sillon noir fuit à l’infini; l’homme le remonte, décroît, s’évanouit dans la brume et va s’asseoir, épuisé de fatigue, là-bas derrière les versans; s’il est trop vieux, si quelque mal le prend cet hiver, on le couchera sous son labour, on l’oubliera. Qu’importe? Disparais, pauvre homme de peine qui agitais tes bras dans le vide, sur la terre nue. La semence demeure et vit; aux soleils de l’été prochain, le blé va sortir, mûrir, rouler sur la steppe des vagues d’or, et dispenser aux multitudes le bon pain le pain de force et de courage.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.