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C’est peut-être le lieu de toucher un point délicat que je ne veux pas éviter. On m’assure que certaines revendications politiques, élevées sur la tombe de l’écrivain, causent un gros émoi en Russie, et que le deuil national risque d’être troublé par d’amers ressentimens. Comme il fallait s’y attendre, le parti extrême essaie de tirer à lui cette grande ombre; on a parlé de subventions accordées par Tourguénef à une feuille malfaisante. C’est parfaitement invraisemblable. Ivan Serguiévitch avait la main facile comme le cœur et donnait indistinctement à toutes les misères; il suffisait d’être Russe pour trouver sa porte ouverte, sa bourse prête, et de bonnes paroles sur ses lèvres; mais s’il a secouru les hommes, il n’a certainement pas coopéré à leur politique. Comment aurait-il trempé dans des complots sauvages et stériles, lui, l’Occidental, l’homme de la civilisation raffinée et des élégances de pensée? Ses opinions flottèrent toujours dans un libéralisme vaporeux, rapporté à vingt ans des universités d’Allemagne, plus enclin à se bercer de rêves qu’à s’employer dans la pratique. Au surplus, il suffit de lire attentivement Terres vierges pour marquer le degré de latitude où Tourguénef entendait se maintenir. Il y a là un certain Solomine, un jeune directeur de fabrique, qui représente les idées moyennes et parle évidemment pour l’auteur. Solomine a été entraîné par les propagandistes, mais son bon sens lui fait voir le néant de leurs efforts; s’il n’a aucun goût pour les tchinovniks qui administrent la terre russe, il n’a aucune confiance dans les enfans qui la minent sourdement; il se sépare peu à peu de ces derniers, il se lire les grègues sauves de l’échauffourée finale, et va fonder dans l’Oural une usine prospère « sur certaines bases coopératives. » Ne soyons pas indiscret, ne demandons pas au bon Ivan Serguiévitch quelles sont ces bases; le romancier voulait que son socialiste fût conséquent et intéressant jusqu’au bout, il le lance dans la coopération et le laisse s’y dépêtrer; les lecteurs russes n’en demandent pas davantage, et tout le monde est content, — Mais je parle bien au long, vraiment, de la politique d’un poète. Cet homme qui fut un naïf, au plus noble sens du mot, pour tant de choses inférieures, a bien pu l’être en politique. Ceux qui disputeraient plus longtemps sur la couleur de son drapeau risqueraient eux-mêmes d’être taxés de naïveté. Il ne faut ni s’étonner ni s’émouvoir parce que les lyres délicates sonnent faux quand la politique égare ses grosses vilaines mains sur leurs cordes ; il n’y a qu’à ne pas les écouter, à garder une juste mesure entre la république de Platon qui bannissait les poètes et celle de 1848 qui leur offrait des présidences.

Tourguénef écrivit encore, vers cette même époque, cinq à six nouvelles, dont une, le Roi Lear de la steppe, rappelle les meilleures pages des Récits d’un chasseur par l’intensité de l’émotion.