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animés du même courage. Le roman finit par le récit d’une échauffourée avortée, qui montre l’inanité et l’enfantillage de la propagande révolutionnaire, dans le peuple. Ce Niéjdanof, si invraisemblable qu’il puisse nous paraître, est le caractère le plus vivant et le plus vrai du livre, celui-là a été pris sur nature, dans le fin fond des misères morales de la jeunesse russe.

D’autres figures de révolutionnaires flottent dans la pénombre, elles passent en chuchotant des choses inintelligibles. Les représentans des hautes classes, du monde officiel, sont traités plus durement encore que dans Fumée : ils ont toutes les suffisances, tous les ridicules et pas un mérite; de ce parti-pris résultent des caricatures, un minque d’équilibre et un faux jour dans l’ensemble de l’œuvre. En revanche, les apôtres de la foi nouvelle ont une auréole de générosité et de dévoûment. Entre l’égoïsme de la vie courante d’une part, la foi vive et l’abnégation farouche d’autre part, le choix de l’écrivain idéaliste était forcé ; la chaleur de son cœur le précipite sans précautions du côté où le désintéressement est plus visible. Il prête à ces rudes natures, toutes d’une pièce, une délicatesse de sentimens qui les poétise ; il nous cache et se cache à lui-même les contrastes révoltans, les instincts brutaux. Il avait eu une vision plus réelle, le jour où il avait aperçu l’énergique Bazarof, avec son profil de loup fuyant dans les bois. Je crois que Tourguénef a été égaré par sa sensibilité, en peignant les caractères des nihilistes; il a été mieux servi par sa raison en faisant justice de leurs idées, de leurs déclamations puériles, de leurs espérances aveugles. Les meilleures pages du livre sont celles où l’auteur nous démontre par les faits l’impossibilité d’un contact entre les propagandistes et le peuple: les raisonnemens abstraits se brisent sur la dure cervelle du moujik; Niéjdanof veut prêcher dans un cabaret, les paysans le forcent à boire, il tombe ivre-mort au second verre de vodka et s’éloigne au milieu des huées ; un autre, qui tente de soulever son village, est livré les mains liées à la justice par les villageois. Par momens, Tourguénef met le doigt sur le principe même de l’erreur révolutionnaire ; ses nihilistes, dans un élan irréfléchi de solidarité, veulent soulever instantanément une populace ignorante jusqu’à l’échelon intellectuel où ils sont eux-mêmes parvenus; ils oublient que le temps a seul pouvoir d’opérer ce miracle, ils se flattent de remplacer son action par des formules cabalistiques; ils se brisent les poings à cet effort impossible. Le poète voit tout cela et nous le fait très bien comprendre ; mais comme il est poète, il se laisse séduire par la beauté morale du sacrifice indépendamment de l’objet, et son indulgence redouble en raison même de la vanité prouvée du sacrifice.